La vie aventureuse de Jean Boudigou dit « Travail »

Par Gilles Pichavant (adhérent au Centre de Généalogie du Finistère n°1747 C)

De l’intérêt des Archives de la Marine

Jean Travail (Boudigou dit) est le fils de Jean Boudigou dit Travail et de Gabrielle Le Pichon, né le 3 mai 1745 à Poullan. Il est marié à Anne Le Brusque.

Comme de nombreux enfants des paroisses côtière, il devient marin de la Marine Royale. On retrouve la trace, comme d’ailleurs celle de son frère Henri dans le registre matricule ouvert en 1776 (Quartier de Quimper), qui couvre dix années d’activité. On trouve le registre aux Archives de la Marine à Brest.

Etre marin à cette époque est bien une vie aventureuse, pleine de risques, particulièrement lorsque la guerre menaçe. Jean Travail est marin sur les vaisseaux de son époque, les redoutables 74 canons. Il se trouve embarqué dans la « bataille d’amérique » et participe ainsi à l’indépendance des Etats Unis.

La carrière de Jean Travail, sur 10 ans ( Archives de la Marine à Brest ) :

  • 1776: Il est « Levé le 30 juin pour Lorient ». Il fait 30 jours sur le vaisseau « La Victoire » et reçoit 2 livres 8 sols.
  • 1778: Il est « levé le 20 janvier pour Brest », et embarque sans doute sur le « Glorieux » qui participe à la « Bataille d’Ouessant », première bataille navale qui suit l’engagement des français aux cotés des insurgés américains.
  • 1779: il est dit « au service »,
  • 1780: 24 juillet « au service »,
  • 1782: la mention « mort sur le Glorieux » est barrée.
  • 1783: mis « en congé le 1er mars » avec 6 livres,
  • 1784:  « levé pour Brest le 20 mai »,
  • 1785: « sur le vaisseau la Résolution »« ,
  • 1787, mis « H.S. » pour cause « d’hernie ventrale », mais en marge de la page il est écrit « bon, n’est pas mort »

La campagne d’Amérique :

Pour comprendre la raison de la mention « mort sur le Glorieux » barrée (1782), il faut s’intéresser à l’expédition des français en Amérique, sous les ordres de l’Amiral De Grasse, qui couvre les années de 1781 à 1783.

Jean Travail est matelot sur le « Glorieux » commandé par le Vicomte Des Cars. C’est un vaisseau de 74 canons construit à Rochefort de 1753 à 1756, qui vient d’être doublé en cuivre. Son frère Henri est sur le « Sceptre », lui aussi vaisseau de 74 canons, construit à Brest  de 1745 à 1747, commandé par le Comte Rigaud de Vaudreuil. Les deux navires font partie de la flotte, qui comporte quatre escadres (« Blanche », « Bleue », « Blanche et bleue » et « Légère ») commandée par le Lieutenant Général De Grasse. Elle quitte Brest le 22 mars 1781. Le « Glorieux » fait partie de l’escadre « Blanche et Bleue » commandée par Bougainville.

Font route avec eux, une flotte de 170 navires marchands, la plupart pour les Antilles, quelques uns pour les « Indes Orientales ». Le 29, l’escadre « Légère » commandée par Suffren quitte le convoi et met cap au sud pour contourner l’Afrique.

L’escadre de De Grasse passe le tropique le 18 avril. Elle assiste à une éclipse de soleil le 24 avril.

Une première bataille navale a lieu le dimanche 29 avril entre au large de Sainte Lucie et de la Martinique. Il y a 23 vaisseaux français contre 18 anglais. Le résultat est indécis mais le blocus anglais sur la Martinique est levé.

Le 4 août, après une incursion jusqu’à Cuba pour y soutenir une intervention espagnole, la flotte met le cap vers la Virginie.

Le 30 août, quelques vaisseaux de l’avant-garde s’apprêtent à mouiller à l’entrée de la Rivière York, à proximité du Cap Henry, lorsque deux frégates anglaises surgissent du fond la baie. S’approchant sans méfiance, elle prennent le navires français pour la flotte anglaise. Longeant le « Glorieux », la « Loyalist » met en panne et descend un canot à la mer. Un civil y prend place, et les Français le laissent approcher et monter à bord. Il s’agit d’un américain fidèle au roi d’Angleterre qui est immédiatement fait prisonnier. Pendant ce temps, le corps d’abordage du  « Glorieux » se rue sur la frégate anglaise qui est capturée après un bref corps à corps.

L’autre frégate, la « Guadeloupe », chassée par la « Diligente » et « L’Aigrette », réussit à fuir. Elle se réfugie dans la rivière York, sous la protection.des batteries de Yorktown, base de l’armée de Corwallis.

Le « Glorieux » et  la « Diligente » mouillent à l’ouvert de la rivière pour en bloquer l’entrée, et oter à l’ennemi tout communication avec la mer. « L’Aigrette » convoie la « Loyalist », qui est en fait une une corvette de 18 canons, auprès du reste de la flotte, qui est mouillée au nord du Cap Henry.

La « Bataille des Caps »:

Une bataille navale décisive a lieu à l’entrée de la baie de Chesapeake. Elle va changer le cours de l’histoire et entraîner la victoire des insurgeants américains.

En effet, le 5 septembre, alors que l’escadre française débarque des troupes sur le côte à Williamsbourg, situé entre les rivières York et James afin de renforcer les troupes qui bloquent Yorktown, et que 1800 matelots et 80 officiers sont occupés à cette tâche, on signale des voiles ennemies. C’est la flotte anglaise composée des deux escadres: celle de Hood et celle de Graves. Elle sous-estime le nombre de navires français, car elle guette un convoi qui arrive de France chargée de munitions et d’armes pour les insurgés américains. Il est protégé par une faible escadre de huit vaisseaux commandée par Barras.

En une heure tous les vaisseaux français sont sous voiles, et la bataille s’engage vers 15 heures. Quoique forte de 1800 canons, la flotte française manque de servant dont un grand nombre est restés à terre dans la précipitation. Les anglais ont 1400 canons, dont de nombreuse caronades, canons à puissance triple, construits à Bristol. Cependant les amiraux anglais s’entendent mal. Ils font de nombreuses erreurs de signaux. Ils ont bientôt cinq de leurs bateaux très maltraités. Puis le vent tourne, passe au nord-est, et force. brutalement. Aussitôt la flotte anglaise fait porter largue et s’échappe.

Les anglais ont perdu le « Vengeance » qui coule. Ils sont obligés, dans la soirée,de mettre le feu au « Terrible », vaisseau de 74 canons, qui ne peut plus tenir la mer.

Une poursuite infructueuse s’engage, qui dure plusieurs jours. Le 10 septembre, le « Glorieux » et la « Diligente », qui avaient été laissés à l’entrée de la rivière York, rejoignent le gros de la flotte. Le même jour, l’escadre de Barras est aperçue; on la prend pour des navires ennemis. Elle se glisse dans la baie de Chesapeake et débarque munitions et renforts.

Le 11, De Grasse fait mettre le cap sur l’entrée de la Chesapeake. C’est alors que deux frégates anglaises « l’Iris » et le « Richemond » sont aperçues. Elles cherchaient  à pénétrer dans la baie de Chesapeake et gagner le mouillage de l’escadre française, pour le détruire en coupant les bouées des ancres qu’elle avait laissée. On leur donne la chasse et on s’en emparre.

Le 30 septembre, 800 hommes des garnisons des vaisseaux sont débarqués sur la rive gauche de la rivière York, pour renforcer les troupes qui bloquent le poste de Cloucester. Le 19 Yorktown, où s’était retranchée l’armée anglaise commandée par Cornwallis, capitule. Quatorze régiments anglais et hessois, soit 7500 hommes, se rendent aux alliés. C’est la victoire décisive qui change le cours de la guerre.

L’armée navale quitte la baie de Chesapeake le 4 novembre. Elle est composée de 33 vaisseaux de guerre. Elle arrive le 25 en vue de la Martinique.

Le 18 janvier 1782, alors que la flotte est en opération à Basse Terre, le « Glorieux », accompagné de la frégate  « l’Iris », en croisière du coté de l’île de Nièves, s’emparent d’un bâtiment de 16 canons.

Le 24, le « Glorieux », qui patrouille dans les mêmes parages, signale des voiles étrangères. C’est l’avant-garde de l’armée navale anglaise

Le 25 janvier, l’armée navale française cherche à engager le combat avec les vaisseaux anglais. De Grasse pique au centre de la ligne anglaise. Le « Glorieux »  est juste devant le « Ville de Paris », le vaisseau amiral, lui même suivi du « Sceptre ». A 2 heures de l’après midi la bataille commence. Très vite le « Glorieux », pris à partie par plusieurs vaisseaux anglais est terriblement maltraité. Il perd une trentaine de tués et beaucoup de blessés. Il est obligé de se retirer de la ligne de feu. Au soir l’issue de la bataille est indécise. Mais, il s’agit, pour les anglais, d’une diversion qui leur permet de débarquer des troupes et de tenter de reprendre le fort du Réduit à Basse Terre. La bataille navale, sur terre comme sur mer, se poursuit plusieurs jours. Les combats à terre sont particulièrement sanglants. Finalement, les ennemis rembarquent leurs troupes le 28 janvier.

Est-ce ce jour là que Jean Travail est laissé pour mort ce qui lui vaut la mention « mort sur le « Glorieux »? Sans doute pas, car le « Glorieux », certes en piteux état, est réparé. Ses papiers sont sauvegardés. On l’aurait retrouvé, et aurait constaté qu’il était vivant. Les registres de Quimper n’auraient pas été modifiés.

La « Bataille des Saintes » et la perte du « Glorieux » :

Le 26 février on apprend que l’amiral anglais Rodney est arrivé aux Antilles avec un renfort de vaisseaux. Cela fait évoluer le rapport des forces en leur faveur, d’autant que plusieurs navires français sont en réparation.

Le 9 avril a lieu une nouvelle bataille navale indécise qui continue durant plusieurs jours, ponctuée d’accrochages violents.

Le 12, ce qui restera dans l’histoire sous le nom de « Bataille des Saintes » commence. Elle s’engage dès 8 heures du matin. Le vent est faible et vient de la ligne anglaise, ce qui leur procure un avantage. Les vaisseaux français ont des difficultés à manœuvrer. Le centre de la ligne est en plein combat lorsque, vers 9 heures, le vent change de se sens. Il saute de 45 degrés de l’est au sud-est, masquant les vaisseaux français. Entre les vaisseaux du centre, directement engagés et en partie dégréés, et les l’avant-garde obligée de manœuvrer pour changer d’amure, se crée un vide dangereux. La ligne de bataille se rompt derrière le « Glorieux » et devant le « Diadème ».

L’amiral anglais Rodney donne l’ordre à ses navires de couper la ligne française à cet endroit. Cinq vaisseaux anglais le « Formidable », suivi du « Namur », du « Saint-Alban », du « Canada » et de « l’Ajax », traversent la ligne française et prennent les Français en enfilade. Des deux cotés, les terribles caronades de 68 crachent à bout portant des milliers de balles qui tuent les marins et soldats, et hachent les haubans. En quelques instants, le « Glorieux » se retrouve complètement démâté dans un désordre indescriptible. Des tonnes de vergues, de poulies, de hunes, de cordages et de voiles couvrent le pont et masquent les canons. Les marins qui ont pu se dégager se ruent à coup de haches et de couteaux pour tenter de libérer le pont et les canons. On jette 18 morts à la mer. Jean travail est-il l’un d’entre eux ?

On essaye d’établir un mat de fortune avec les restes du mât de perroquet, mais en vain. Les volées anglaises frappent le navire en enfilade. Le commandant M. Des Cars tombe. Sont corps est criblé de balles, et il meurt. Le « Glorieux » ne manœuvre plus, il est réduit à l’état de ponton.

Trois vaisseaux ennemis s’en prennent maintenant au « Sceptre », vaisseau qui précède le « Glorieux » dans la ligne de bataille. Après le navire de Jean Boudigou-dit-Travail, c’est au tour de celui d’Henri Boudigou-dit-Travail de subir l’assaut anglais. Ceux-ci cherchent à mettre en panne dans sa hanche et le malmènent impitoyablement à coup de mitraille et de mousqueterie. Il est rapidement dégréé, et perd beaucoup d’hommes, mais ses mats tiennent encore debout sans leurs haubans.

Les vaisseaux ennemis passent. Le combat cesse de ce coté et se déplace vers l’avant-garde. Dans cette accalmie, on essaie de réparer, de sauver ce qui est possible. Le « Glorieux » est pris en remorque par la frégate   « Richemond » pour être écarté de la zone de combat, et ramené en lieu sûr. Mais le vent manque.

Vers 2 heures de l’après-midi, l’escade anglaise se regroupe et fonce sur le « Glorieux » et le « Richemond ». Ce dernier est obligé de larguer la remorque. Le « Glorieux » est bientôt obligé d’amener son pavillon. Dans la soirée, le formidable vaisseau amiral à 3 ponts « Ville de Paris », isolé des autres navires et encerclé par plusieurs navires ennemis,  est obligé de se rendre. Il est complètement démâté. L’amiral De Grasse est fait prisonnier. La bataille est perdue. Les français ont perdu aussi le « César », « l’Hector, « l’Hercule » et « l’Eveillé ».

C’est sans doute au cours de cette bataille et notamment dans le cadre de la perte du « Glorieux » que Jean Boudigou-dit-Travail est considéré comme mort. Son frère, marin sur le « Sceptre » et témoin du drame, a dû contribuer renforcer cette idée. Jean est peut-être interné sur un ponton anglais.

Mais peut-être est-il tombé à la mer. Gamin de la côte, fils de marin, il avait sûrement l’habitude de trainer sur les rivage de Poullan et de se baigner dans le port de Tréboul. Il sait peut-être nager. Dans ce cas il aurait réussi à s’accrocher à une épave et à nager jusqu’à la côte.

Il réapparaît par la suite, peut-être au cours de l’année 1782, en tout cas avant le 1er mars 1783, date à laquelle il est « mis en congé ». Ce qui lui vaut la rature sur la mention « mort sur le Glorieux »

Quant au « Glorieux », remis en état par les anglais, il sombrera quelques mois plus tard au large de Terre-Neuve

Sources :

Archives de la Marine à Brest (Archives de la Marine : http://mistral.culture.fr/culture/nllefce/fr/rep_ress/an_00300.htm)

Revue « Neptunia » (la revue des Amis du Musée de la Marine) numéros 45 à 50; « Notes de campagnes du Comte Rigaud de Vaudreuil- 1781-1783 ».

Lire « Le rendez-vous de Marie-Galante », roman de Jean-Jacques Antier, historien de marine, Presses de la Cité.

Lire aussi « Chirurgien sur la Circée » récit historique de Gaston Blandin, Ouest-Editions/ Université interage de Nantes.