Numéro 1
Le Havre, deuxième port négrier de France
Pierre Michel
Nous allons fêter en 1998, le 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France. Le décret fut signé par Victor Schoelcher, sous-secrétaire d’état aux colonies, le 27 avril 1848.
Ce fut l’un des acte symboliques du gouvernement issu de la Révolution des 22-25 février.
Il nous a semblé intéressant de nous arrêter sur le phénomène de l’esclavage, qui a été une activité fort lucrative pour la bourgeoisie de notre département.
Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, la prospérité des négociants et des armateurs du Havre est assurée par le commerce colonial et la traite des noirs.
De 1764 à 1792, sur 2815 navires armés au Havre, 2012 le sont pour les Antilles et la Guinée.
Ce trafic, s'il présente parfois quelques risques, particulièrement lucratif, est basé sur le système suivant :
- un armateur affrète un navire pour son propre compte ou pour celui des financiers. Le négociant remplit le navire d'une cargaison de peu de valeur (la pacotille). Celle-ci comporte le plus souvent des cotonnades, des fusils, de la poudre, de l'eau-de-vie, du fer plat, etc ...
Ces marchandises sont acheminées directement aux Antilles ou échangées sur les côtes de Guinée et d'Angola contre des nègres qui sont alors emmenés aux Iles et vendus comme esclaves.
Cette vente de noirs remboursait une partie de la cargaison. Le navire était alors chargé pour le retour de produits coloniaux de grande valeur (coton, sucre, café et indigo).
De retour en France, ces marchandises acquises par le système du troc, étaient vendues dans le pays ou réexportées vers des pays étrangers comme la Hollande.
Le bénéfice de l'armateur et des participants était donc constitué par la différence entre la valeur des marchandises envoyées aux Iles (noirs et pacotille) et la valeur des marchandises provenant de l'échange, déduction faite des frais d'armement.
Le bénéfice était considérable et à ce propos, l'historien havrais Alphonse Martin cite quelques chiffres relevés dans le journal de bord de divers capitaines de navires : "en 1786, six navires appartenant au port du Havre l'ont quitté pour aller à la côte d'Angola prendre le fret noir pour Saint Dominique. 1742 noirs ont été embarqués.
La vente de ces esclaves a produit 3 402 666 livres soit environ 1 942 livres par tête".
Séry, maire du Havre et négociant ayant participé à ce commerce, estime que le capital employé rentrait en un an et demi à deux ans en laissant un intérêt annuel de 10 % tous frais déduits.
Des données précises relevées par un notaire, relèvent que de 1750 à 1776, pour un capital engagé de 124 000 livrés, les profits réalisés ont été de 2 629 000 doublant ainsi la mise.
Les modes de financement permettent également de gros profits. Les esclaves achetés des consignataires à Saint Dominique sont payés la plupart du temps en denrées produites par les colons eux-mêmes. Les règlements se font en tabac, en indigo et enfin en café dont le nombre de sacs débarqués au Havre passe de 8 804 en 1768 à 80 724 en 1790.
Très souvent, les nègres ainsi achetés à Saint Dominique sont revendus contre des piastres aux Espagnols. Ces piastres permettent alors aux maisons havraises de se fournir en toiles de coton, très à la mode à ce moment là, auprès des pays méditerranéens et des Indes Orientales.
Tous ces avantages expliquent le véritable emballement du Havre pour la traite négrière et le commerce colonial dans les années précédent la Révolution.
Vente de noirs aux colonies, mais aussi exploitation des noirs au Havre même. La traite permet aux négociants de se procurer des domestiques à bon marché. Ces esclaves sont souvent très jeunes (12 à 13 ans) et inscrits avec des professions fantaisistes (maçons, menuisiers, tonneliers, etc ...).
Avant la moitié du XXème siècle aucun recensement ne faisait état de la présence au Havre d'individus d'origine africaine. Cependant, divers documents en mentionnent l'existence: registres paroissiaux, affaires judiciaires et faits-divers relatés par les journaux locaux de l'époque.
Ces archives confirment bien la présence de ces esclaves, employés comme domestiques au service des négociants qui s'empressent de les baptiser dès leur arrivée au Havre.
Il n'est donc pas étonnant de relever la présence d'un "groupe important de noirs d'Afrique" dans les défilés organisés à l'occasion des fêtes civiques pendant la Révolution. En particulier, lors de l'imposante manifestation du 10 mars 1794 organisée pour célébrer le décret de la Convention qui abolit l'esclavage et affranchit les hommes de couleur.
Mais cet épisode généreux de la période jacobine de la Révolution Française est éphémère et les "hommes de couleur" qui résident au Havre, retournent bien vite à leur condition de domestiques des maisons bourgeoises.
Ce n'est pas non plus l'abolition officielle de l'esclavage en 1848 qui changera grand chose à leur état. Au contraire, la politique coloniale de la France au XIXème siècle, qui entreprend la conquête de vastes territoires en Afrique, n'est pas faite pour améliorer leur condition. Le noir n'est même plus une marchandise comme au temps de la traite, c'est un individu qu'il faut "surveiller et tenir en laisse".
Pour cela, le bien-pensant "Courrier du Havre" donne des conseils :
“Au nombre de freins disciplinaires dont on se sert le plus efficacement contre l'esprit de résistance de la part des noirs, la religion est certes en première ligne.
Les maîtres ont donc le plus grand intérêt à propager la religion qui recommande de porter patiemment toutes les croix de ce monde et à désirer qu'elle soit spécialement prêchée à des hommes placés dans une infériorité sociale afin de les résigner au sort que la providence leur a fait".
A la fin du XIXème siècle, les noirs originaires d'Afrique n'étaient plus que sept, cinq hommes et deux femmes.
Pendant plus d'un siècle, le Havre a donc largement profité de ces hommes, ces femmes et ces enfants en les soumettant à un odieux commerce où beaucoup perdaient la vie dans les cales des navires d'armateurs peu scrupuleux.
Sources: Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à l’ouvrage de Jean Legoy, historien du Havre, “Le peuple du Havre et son histoire”