Numéro 1
"LA FETE A COQUAND"
Il est coutume de dire, dans une certaine presse, que le conflit de mai-juin 1968 serait arrivé par hasard, que ce seraient les étudiants qui en auraient été les acteurs, que les organisations syndicales, et en particulier la CGT, auraient “pris le train en marche”, que la grève serait arrivée au beau milieu d’un calme plat revendicatif, et même, qu’à la fin, la CGT aurait trahi la classe ouvrière.
A l’approche de la célébration du trentenaire de l'événement, ces thèmes resurgissent avec force.
“La fête à Coquand” est un exemple, parmi d’autres exemples que nous vous proposerons dans les prochains numéros, qui montre que les grèves de mai-juin 1968, au contraire, se situaient dans un mouvement plus large, marqué par de grandes luttes sociales dans lesquelles la CGT a joué un rôle essentiel.
Par Robert Privat
Au début des années 50, le fort développement des travaux dans tous les domaines de la construction routière et du génie civil, exigeait une rationalisation systématique des méthodes d’études des sols, de prospection des matériaux, de leur choix, de la technologie de leur mise en oeuvre.
L’État se dota alors de l’indispensable organisme cohérent de recherche, d’étude, d’essais et de contrôle. Ainsi, sous la tutelle technique du Laboratoire Central des Ponts et Chaussées, issu depuis 1949 de la transformation du Laboratoire de l’École Nationale des Ponts et chaussées, les laboratoires régionaux structurés en réseau national à partir de 1954, jouent un rôle décisif dans cette mutation qualitative de la technique routière. Ces laboratoires, central et régionaux, recrutent des personnels techniques et scientifiques de tous niveaux, spécialistes des diverses disciplines nécessaires. Ce sont, pour la plupart, de jeunes ouvriers, techniciens et ingénieurs.
Pour ces Agents de l’État, non fonctionnaires, se posent très vite les problèmes du niveau et de l‘évolution de leurs rémunérations, de développement de leur carrière, etc. Des syndicats CGT se constituent, élaborant des cahiers revendicatifs, en liaison avec le syndicat CGT du Labo Central. Le Ministère doit émettre le 3 août 1956, une circulaire de recommandations de la Direction des Routes, destinée à l’application d’une grille indiciaire de classement de ces salariés. Les rémunérations sont indexées sur l’évolution des salaires décidée par la commission paritaire nationale des Industries Chimiques.
Devant la pression des personnels, animée par les organisations de la CGT, constituées en Syndicat national depuis 1958, le Directeur des Routes, R. Coquand, est contraint d’admettre les insuffisances du texte de 1956. Il publie une nouvelle circulaire le 5 mai 1965, rénovée et comportant des droits supérieurs.
Cependant, au début de 1967 sévit le “Plan
de stabilisation” qui érode le pouvoir d’achat salarial. Le 1er février est une grande journée nationale d’action unitaire interprofessionnelle, de grève et de manifestations, à l’appel de la CGT, de la CFDT et de la FEN. Les personnels du Ministère de l’Équipement, notamment ceux des services techniques, y participent massivement.Le 14 février, alors que les salaires de la Chimie viennent d’être revalorisés de 14%, tardif rattrapage partiel du retard accumulé depuis 1962, R. Coquand annonce au nom d'Edgar Pisani, Ministre de l’Équipement, la décision de ne pas appliquer cette majoration et de supprimer toute indexation des salaires. Ce qui soulève aussitôt une vive protestation intersyndicale au Labo Central et dans les 17 labos régionaux qui comptent alors 2500 salariés. 277 d’entre eux travaillent à l’O.T.R. (Organisme Technique Régional des Ponts et Chaussées) implanté à Grand-Quevilly, qui comporte un laboratoire régional, un atelier de prototypes, un centre d’expérimentation Routière, un secteur Informatique, un Bureau régional de la circulation, ainsi qu’un parc automobile.
Deux jours après la décision ministérielle, le jeudi 16 février, R. Coquand vient présider un dîner-débat organisé par l’Association des Ingénieurs Civils, à la Halle aux Toiles, à Rouen, en présence du Préfet. Le Directeur des Routes peut prendre directement la mesure de l’impopularité de la décision, de l’indignation et de la détermination des intéressés. Malgré l’heure tardive, il est accueilli à 20 heures par une bruyante manifestation de plus de 100 agents, ouvriers, administratifs, techniciens et ingénieurs de l’O.T.R. munis de banderoles: “Nos 14%!... Nos Salaires!...Maintien des droits acquis!...Abus de confiance!... Nous voulons un Statut National!... Respectez votre signature!...”
A l’entrée de la salle, un Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées d’un département voisin, venu participer au banquet, salue le Directeur des Routes: “C’est votre fête, ce soir!”
Depuis, cette mémorable soirée est connue sous le nom de “la fête à Coquand”. Pendant plus d’une heure, les revendications vigoureusement reprises en choeur retentissent sous les fenêtres du banquet.
A l’issue de la manifestation, Robert Privat, secrétaire de la Section CGT de l’O.T.R., en présence de Bernard Isaac, Secrétaire Général de l’UD-CGT et d’un représentant de la CFDT, donne lecture d’une motion CGT-CFDT et souligne la réussite de la soirée qui constitue un sérieux avertissement des personnels fermement décidés à défendre leurs droits et à en conquérir de nouveaux.
Dans les jours et les mois qui suivent, la vigueur et l’ampleur de la protestation émanant de tous les laboratoires et O.T.R. ne se relâchent pas. Cette ténacité impose enfin au Ministre de l’Équipement, la re-instauration en septembre 1967, d’une nouvelle forme d’indexation des rémunérations: référence à l’évolution constatée des salaires réels dans l’Industrie Chimique. Cette victoire non-négligeable garantit pendant plusieurs années une évolution appréciable des rémunérations des personnels non titulaires des laboratoires et O.T.R., transformés plus tard en C.E.T.E. (Centres d’Etudes Techniques de l’Équipement).
La “fête à Coquand” et l’intense expression revendicative unitaire, au cours de cette année 1967, impulsée par une puissante Section CGT, préparent tout naturellement une participation très active des personnels de ces services de l’Etat à la grande grève de Mai-Juin 1968, avec de remarquables résultats pour les salaires, les carrières, les conditions de travail, les retraites, les droits syndicaux, etc.