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Fil rouge N°10

Les voyages de Jean Jaurès en province: contribution de la Seine-Maritime.

Jean Jaurès en Seine Inférieure

Par Pierre Largesse

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Jaurès est venu cinq fois en Seine-Inférieure, entre 1899 et 1914: deux fois à Rouen et au Havre, une fois à Elbeuf. A notre connaissance il n’est pas venu à Dieppe ni dans l’Eure.

Il me fut difficile de faire l’impasse sur le contenu politique des conférences, mais je me suis efforcé de m’y tenir, puisque le contexte national de l’époque est censé être connu. Une exception à cette règle: pour la conférence d’Elbeuf en 1912, il m’a semblé nécessaire d’expliquer les raisons du déplacement du leader socialiste venu soutenir la candidature d’Ernest Poisson à l’élection partielle nécessitée par la disparition de Charles Mouchel, député maire d’Elbeuf. Les circonstances locales de l’événement étant moins connues que pour les autres villes.

Si sur le plan national, le socialisme a conquis une place grandissante dans la vie politique (à l’occasion des élections municipales de 1892 et des législatives de 1893), dans le département de la Seine-Inférieure il n’a pas pénétré dans les campagnes et il n’est pas encore organisé dans toutes les petites villes. Par contre, dans les grands centres urbains où, grâce à l’industrie, existe une forte concentration ouvrière, les années 1890-1898 vont être décisives pour l’expansion des comités socialistes; mais ceux-ci sont rattachés à des écoles socialistes rivales, guesdiste, blanquiste et allemaniste.

Le Havre, en 1899.

Lorsque Jean Jaurès vient au Havre en 1899, celle-ci est une ville dynamique, en pleine expansion économique et démographique (130 000 habitants) et concurrente de la ville-préfecture.

La conférence qu’il prononce le samedi 21 janvier au Cercle Franklin se tient à huit heures et demie du soir. L’essentiel de ses propos est consacré à l’exigence de révision du procès à l’encontre de Dreyfus. Après avoir fait l’historique de l’Affaire et au moment où il définit son idée sur le rôle de l’armée, sur celui de la justice, un interrupteur crie:  « A bas les juifs ! ». Jaurès riposte: « Si c’est le capitalisme juif que vous voulez abattre, ce n’est pas moi qui vous contredirai; si c’est la race » - je pense qu’-« il y a tant de chrétiens qui mériteraient d’être juifs ».

Après Jaurès; c’est Jean Allemane qui prend la parole. Puis un ordre du jour est adopté, protestant contre les dangers que présente l’alliance trop visible du sabre et du goupillon, l’assemblée se déclare adversaire résolue des juridictions spéciales telle que les conseils de guerre et revendique la République sociale.

Jaurès ne reviendra au Havre qu’en 1914, mais on sait qu’en 1910 il prit la défense de Jules Durand, militant syndicaliste havrais, injustement condamné à mort. Madeleine Rebérioux a précisé l’action et les interventions de Jaurès après sa condamnation; il y voyait « une nouvelle Affaire Dreyfus, mais ouvrière, une affaire où le rôle de victime n’est plus tenu par un officier d’origine bourgeoise, mais par un militant syndical ».

Rouen en 1900 et 1902.

Le dimanche 23 décembre 1900, à trois heures et demie de l’après-midi, c’est le Cirque de Rouen qui accueille le leader socialiste. Il expose la doctrine socialiste devant 2500 ouvriers et employés. A cette date, l’unité n’est pas encore réalisée, mais les organisations qui sont lancé l’appel à la conférence sont:

La Fédération départementale socialiste,

Le Comité républicain socialiste,

La Revanche prolétarienne,

L’Aurore républicaine de Rouen,

L’Union communiste de Rouen,

L’Union socialiste rouennaise,

Le Syndicat des cordonniers,

Le Syndicat des charretiers,

L’Émancipation humaine de Rouen,

Le Comité de vigilance de la Verrerie Ouvrière, de Sotteville-lès-Rouen.

Les places sont payantes, de 1 fr. 50 à 1 fr. l’ouverture avait eu lieu à une heure et demie, c’est-à-dire deux heures avant le début de la conférence. L’auditoire se séparera au cri de « Vive la sociale ! ». Un punch réunit ensuite Jaurès et 400 personnes et l’orateur reprend à cinq heures le train pour Paris.

Lorsque Jaurès revient à Rouen en 1902, le dimanche 19 octobre, c’est pour y exposer ce que sera l’action du Parti socialiste au Parlement. Il vient de conquérir son siège de député. Selon la presse « A toutes les catégories de place on remarque la présence de nombreuses dames, garantie évidente que la discussion sera courtoise ».

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Après un discours de Pierre Renaudel qui estime « que les cerveaux normands ont besoin d’être nettoyés du virus clérical et réactionnaire », Jaurès prend la parole et, habitude de la tribune, il se verse un verre d’eau. « Est-ce de l’eau du Jourdain? » crie une voix irrévérencieuse. « On ne peut s’empêcher » réplique Jaurès « de constater l’empreinte laissée dans la famille—et la mienne n’en est pas exempte– par la tradition religieuse ».

Dans le courant de son intervention, il s’écrie à la suite d’applaudissements prolongés: « J’aime à vous voir ainsi, j’aime à sentir que la bataille est encore chaude, et je vous prie d’entretenir cette flamme, mais de ne pas la dépenser en vain, de la réserver pour les heures décisives ». Une question lui est posée: « Que comptent faire les socialistes contre l’alcoolisme ? ». « Celui qui combat l’alcoolisme est le meilleur ami des socialistes » répond-il.

Un Alsacien-Lorrain qui est au chômage déclare que « les ateliers sont pleins d’ouvriers étrangers. Tant que l’Alsace-Lorraine ne sera pas redevenue française, la France n’existera pas. La République est un gouvernement de passage ».

Immédiatement Jaurès lui répond en s’adressant à l’auditoire: «  Il ne faut jamais laisser sans réponses des observations de cet ordre. Le citoyen semble n’avoir à proposer que le refus de travail aux ouvriers étrangers. Je déplore que l’état social soit tel que la concurrence aux salaires soit faite au rabais, par les salariés d’un autre pays ». Il faut « les organiser comme par exemple dans le Nord et à Marseille. Là, les patrons qui les appelaient il y a vingt cinq ou trente ans, demandent leur expulsion parce qu’ils réclament des salaires trop élevés ». –Bravos- « Quant à l’Alsace-Lorraine, je répondrai qu’il y a eu un autre gouvernement de passage: c’est l’Empire qui a livré l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne ! ». Il est impossible, note le journaliste de décrire l’ovation qui suivit cette apostrophe vibrante.

Après la conférence une réception, réservée aux militants, se déroule à L’Eldorado de Sotteville-lès-Rouen, commune ouvrière de la rive gauche. Jaurès y déclare : «  Je ne veux pas cacher notre idéal; je veux toujours dire toute notre pensée et toute la vérité. Il faut qu’on sache qu’on ne scandalise pas le peuple par la Franchise, mais par des réticences »

Elbeuf, en 1912

En 1912, c’est à Elbeuf que Jaurès vient soutenir son ami Ernest Poisson – rédacteur à L’Humanité — à l’occasion d’une élection partielle sur laquelle il nous semble nécessaire d’apporter quelques éclaircissements:

Elbeuf est une ville dont l’activité économique repose essentiellement sur la fabrication des tissus de laine cardée. En 1912 la concentration industrielle a fait disparaître des dizaines de petits fabricants et des centaines de tisserands à domicile. Des crises, des grèves, ponctuent la vie économique et sociale.

L’arrivée des Alsaciens en 1871, si bien décrite par Jean-Richard Bloch dans « ...et Compagnie », la poussée des Républicains, ont relégué les familles de fabricants catholiques au rôle d’opposants, sans avenir politique.

La municipalité est passée à gauche en 1894, sous la direction de Charles Mouchel. Mais, pour des raisons analysées ailleurs, le maire — député en 1910 — se suicide1 le 2 octobre 1911. C’est donc à l’occasion de l’élection partielle, que Jean Jaurès vient à Elbeuf le mercredi 17 janvier 1912, pour soutenir Ernest Poisson.

Les deux hommes ont voyagé ensemble et arrivent dans la cité elbeuvienne en fin d’après-midi. Dès sept heures du soir, le CirqueThéatre d’Elbeuf est plein à craquer. La presse notera « la présence d’un certain nombre de dames ». Lorsque les deux orateurs arrivent à huit heures et demie, « la salle est pleine à s’effondrer — il y a 4000 personnes pour 2000 places — toutes les issues sont bouchées ».

C’est Ernest Poisson qui prend le premier la parole; il rappelle que le seul journal de la presse parisienne à prendre la défense de Charles Mouchel fut L’Humanité, par un article de Marcel Sembat publié le 23 octobre 1911. « Il faut poursuivre son œuvre » conclut le candidat.

Jaurès, ce soir là, souffre d’un fort enrouement; et de plus il est souvent interrompu par des « énergumènes provocateurs » (sic). Mais l’orateur a l’habitude et ne se laisse pas démonter: Cela prouve, dit-il, que « l’indifférence à l’égard de la classe ouvrière est passée ! » . Il analyse et juge les différents aspects de la politique des radicaux, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il termine son intervention en s’exclamant: « Envoyer au Parlement notre ami Poisson (…) ce sera le signal du réveil; le peuple souffre et il prend conscience de sa force. Vous voudrez, citoyens, ajouter ainsi à la force de la République sociale, de la République ouvrière ». A l’issue de la conférence, une collecte est faite pour couvrir les frais de campagne électorale.

Dans ses Mémoires, André Maurois — Émile Herzog —, puis dans un bref article paru aux Études Jaurèsiennes, évoquera cette soirée à laquelle il avait assisté en compagnie de son père, directeur de l’usine de tissage Fraenckel-Herzog, C’est par erreur qu’il la situe en 1910, année de l’élection à la Chambre de Charles Mouchel, à l’égard duquel le futur académicien exprimera ses critiques et — fait passé sous silence dans les Mémoires — se présentera et sera élu au conseil municipal sur la liste opposée aux compagnons de l’ancien maire.

Au deuxième tour, le candidat socialiste obtiendra 45,7% des suffrages, score jamais atteint dans la circonscription. Dans L’Humanité du 17 janvier 1912, Jaurès qui signe l’éditorial, commente la division entre radicaux et socialistes, qui ne profite à aucun d’eux, et met en cause le régime électoral: « Il n’y a pas d’expédient qui puisse neutraliser les risques que le régime majoritaire fait courir aujourd’hui à tous ceux qu’on appelait républicains de gauche ».

Le Havre et Rouen en juin 1914

Jaurès reviendra en Seine-Inférieure, à Rouen et au Havre, peu de temps avant la déclaration de guerre. Les thèmes de ses interventions seront la situation politique et financière, et la dénonciation du pillage marocain.

A Rouen, Ernest Poisson, qui est le premier à intervenir évoque les péripéties d’une lutte difficile mais féconde; il salue les dirigeants de tous les groupes socialistes du département et les 4000 personnes venues au Cirque de Rouen. Le lendemain, ce sont 2000 personnes qui viennent à la conférence du Havre. Là aussi Jaurès exprime son « inquiétude extrême » de la situation internationale et dénonce la politique des traités secrets.

Le compte-rendu des deux soirées a été, souligne la presse locale transmis aux journaux parisiens par téléphone.

Ce voyage en Seine-Inférieure, sera un des derniers déplacements de Jaurès en province.

Sources:

Archives Départementales de la Seine-Maritime:

Le Petit Rouennais, 22, 24 décembre 1900, 20 octobre 1902

Journal de Rouen, 24 décembre 1900, 20 octobre 1902

Archives municipales du Havre:

                       Le Journal du Havre, 22-23 et 24 janvier 1899

                        Le Havre, 28 et 29 juin 1914

Archives Municipales d’Elbeuf:

L’industriel Elbeuvien, 20 janvier 1912

L’Elbeuvien, 21 janvier 1912 et MI 23,31, 33.

Bibliothèque Municipale de Rouen:

                        92N

Archives privées:

                       L’Humanité, 28 et 29 juin 1914.

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