Au détour d’un ouvrage national d’histoire sociale, un aspect méconnu de notre histoire sociale départementale:
La CGT au Crédit du Nord
Dans le Livre de Jean Lévy, on trouve un remarquable témoignage de Rémy Tillaux sur l’activité de la Section CGT de l’Agence rouennaise du Crédit du Nord à l’Agence de la rue Jeanne d’Arc, Rouen.
Jean Lévy fut l’animateur principal, pendant des années, des combats et des succès revendicatifs de la CGT au Crédit du Nord, ce qui lui valut d’être sollicité pour d’importantes responsabilités au Secrétariat du Syndicat des employés de banque de la région parisienne, puis du Bureau de la fédération des employés à partir de 1954.
Parmi 70 autres écrivains, Jean Lévy présentait ses ouvrages à la « Rencontre du livre » de Maromme les 16 et 17 novembre 2002, notamment son récent livre édité en septembre dernier: « La CGT au Crédit du Nord. 1949 — 1974 », un copieux (300 pages) et original recueil de souvenirs, lucidement analysés, avec la reproduction de nombreux documents du syndicat, et complété par de multiples contributions individuelles.
Dans la préface de cette dernière œuvre, Jean Magniadas, vice-président de l’Institut CGT d’Histoire sociale, souligne ainsi son importance:
« En tant qu’acteur des luttes qu’il retrace, mais capable de jeter un regard critique sur son activité et se refusant à l’extrapolation mécanique dans une conjoncture qui a beaucoup changé, mais où demeurent des valeurs permanentes, Jean Lévy était, certainement, le plus qualifié pour réaliser cet ouvrage.
Je suis, tout à fait convaincu que ce livre peut captiver tous ceux qui s’intéressent aux pratiques syndicales, c’est à dire les hommes et les femmes, les jeunes, qui sont curieux de l’Histoire sociale et tout particulièrement les militants soucieux d’apprendre réellement du passé syndical, des difficultés comme des succès antérieurs, non pas pour imiter ce qui fut fait hier —même s’il s’agissait de démarches qui, dans ce quart de siècle, ont montré leur valeur — mais de mieux penser et mettre en œuvre une activité syndicale innovante, persévérante, aujourd’hui aussi indispensable qu’hier.
S’il est un enseignement qui prime dans ce que nous montre ce livre, c’est, pour moi, la formidable créativité, l’investissement intelligent des possibles, la valeur du travail collectif des militants(es) cégétistes du Crédit du Nord qui n’avaient d’égal que leur modestie. Ce sont pourtant eux qui ont fait tout ce que vous lirez dans ce livre et qui l’ont bien fait »
Parmi les riches contributions personnelles des militantes et militants de cette banque, de Paris et de province, l’une d’elles a particulièrement retenu notre attention. C’est le témoignage de Rémy Tillaux, de l’agence de Rouen. Il nous a semblé que ce texte, reflétant un aspect particulier de l’Histoire sociale dans le secteur bancaire, en Seine-Maritime, avait naturellement vocation à être publié dans notre « fil rouge ». Jean Lévy nous a autorisé à le reproduire, ce dont notre institut départemental tient à le remercier.
Robert Privat
Rue Jeanne d’Arc, à Rouen
Jean Lévy présente ainsi ce témoignage:
Dans cette succursale normande, une femme encore, comme à Lille et à Marseille, a le courage d’organiser la CGT: Jeannine Dellière. D’abord seule, elle sollicite en 1963 un tout jeune employé qui n’a que huit mois de maison et à peine dix huit ans — il les aura au deuxième tour ! — pour se présenter aux élections de délégués du personnel. Rémy Tillaux est élu et, très vite, prendra en charge la section syndicale.
Mais le plus simple est de le laisser parler:
« J’entre au Crédit du Nord à Rouen, le 6 juin 1962, après avoir répondu à une offre d’emploi parue dans le quotidien régional Paris-Normandie et avoir réussi l’examen d’embauche préalable.
Huit mois plus tard, en février 1963, une collègue me sollicite pour être candidat sur la liste que la CGT présente à la prochaine élection de délégués, prévue début mars.
La CGT c’est quoi? Dès mon enfance j’ai entendu mon père parler de la CGT et vu quelques fois ces trois lettres à la Une du journal, unique source d’information des parents. Pour autant la CGT est une nébuleuse dans mon esprit. Pourquoi parle-t-on d’elle ? Quelle est son utilité?
J’accepte l’invitation qui m’est faite et signe le bulletin d’adhésion aussitôt. Je deviens cégétiste pour répondre aux questions que je me pose.
La « responsable » CGT de la succursale me passe le relais, très heureuse de voir un jeune accepter la charge syndicale sans rechigner. La militante du secteur commerce vient me chercher à la banque pour faire connaissance avec le syndicat général des employés et l’union locale. Les camarades sont agréablement surpris qu’un jeune se lance aussi vite dans l’action revendicative. Je suis perdu au milieu de ces gens enthousiastes qui parlent fort, sûrs de leur savoir. Que suis-je venu faire parmi ces anciens, moi qui ne possède aucune expérience ?
Les réunions de délégation avec le directeur de la succursale sont inexistantes. Celui-ci est un homme renfrogné qui craint le personnel. Il partira en retraite en 1964, au grand soulagement de tous.
Je suis dégagé des obligations militaires en août 1965. Dès mon retour dans l’entreprise, je reprends mes activités syndicales et je suis élu titulaire aux élections professionnelles qui suivent. Les responsables parisiens CGT du Crédit du Nord me proposent de devenir membre de la commission sociale du CCE. J’accepte.
Ils m’invitent également à leurs réunions nationales au cours desquelles j’écoute avec intérêt les exposés sur la situation présente. Je découvre, puis je comprends enfin l’intérêt de l’activité syndicale dans l’entreprise.
1967: La direction licencie une jeune employée handicapée. Embauchée depuis onze mois, elle travaille au service comptabilité. La convention collective autorise le licenciement des agents non titulaires et la direction use de ses pouvoirs. Que faire ? Les collègues croient à une sanction injustifiée de la nouvelle responsable du service qui impose de ce fait son autorité masquant une incompétence professionnelle. J’interviens auprès du directeur pour qu’il revienne sur sa décision. J’écris au PDG Louis de Foucher pour qu’il annule le licenciement. Mes démarches demeurent vaines. Je suis impuissant, écœuré de ne pouvoir infléchir leur position. Le dossier est porté devant les Prud’hommes. Le Crédit du Nord est attaqué en justice. C’est une grande première ! L’espoir renaît. Le jour de l’audience, le directeur ordonne à deux secrétaires de consigner les plaidoiries Le personnel espère que la justice interdira le licenciement, mais les Prud’hommes donnent raison à la banque. Le directeur pavoise. Je suis déçu.
Je suis muté au service portefeuille. Le chef me déclare d’emblée: « on ne parle pas de syndicat dans son service »; « que je dois faire mon boulot ». Il termine à peine sa phrase que je lui annonce prendre, sur le champ, des heures de délégation. Il refuse. J’en ai que faire: je prends d’office mes heures. Le chef capitule.
Je m’affirme d’avantage dans l’établissement. Maintenant j’affronte seul la direction. J’investis le bureau du directeur sans autorisation préalable. Je refuse de partir s’il me l’ordonne. Je m’assieds d’office dans un fauteuil s’il me dit qu’il est pressé par l’urgence des dossiers « clientèle ». Je veux qu’il m’écoute et qu’il réponde à mes questions. Je persiste dans mes exigences. Il est contraint de céder.
Mes collègues constatent mon activité syndicale. Le contrôleur, Jacques Tessel, m’apporte un appui formidable.
Il sollicitera le personnel des comptoirs pour adhérer à la CGT. En quelques semaines, nous réalisons une cinquantaine d’adhésions sur les 200 personnes qui composent l’effectif de notre succursale. Les responsables parisiens sont satisfaits du travail accompli. Ils me téléphonent souvent. Je distribue « Crédinor » et les tracts CGT reçus de Paris, immédiatement. J’informe mes collègues de la teneur des réunions nationales. J’exprime les raisons des choix retenus par la CGT. Mon activité s’accroît. La direction me respecte davantage.
Mai 1968: la grève s’installe dans le pays.
Les organisations syndicales du Crédit du Nord déclenchent une grève illimitée. Sur place, je dépose mes revendications auprès de la direction qui voudrait « m’envoyer à Moscou, pour comparer les conditions de rémunération et du travail du personnel »… Peu importe l’ironie du patron, je passe dans les services et plus de 50% du personnel se met en grève illimitée. Certains sont hésitants mais suivent le mouvement. D’autres sont exaltés, décidés à faire entendre bien haut leur voix dans la rue. C’est aussi une « première » pour le Crédit du Nord à Rouen, car faire la grève n’est pas habituel.
Bientôt le courrier n’arrive plus à la banque. Les non-grévistes s’occupent tant bien que mal. Il suivent l’évolution du conflit avec intérêt. Ils attendent des avancées sociales, comme leurs collègues en grève, même s’ils ne participent pas à l’action, pour des raisons plus ou moins fondées. Les grévistes bloquent,
chaque jour, les grilles de l’entrée de la succursale avec des anti-vols de vélos. Je dois calmer quelques irréductibles qui veulent « casser la gueule » à la direction. Nous défilons avec les autres corporations dans les rues de Rouen. Nous sommes confiants dans la satisfaction de nos revendications.
L’Union locale demande au bureau du Syndicat général des employés des volontaires pour la garde de nuit des locaux syndicaux. Je suis de ceux qui acceptent. Les semaines qui suivent deviennent difficiles. La grève épuise lentement l’ardeur de certains manifestants qui reprennent leur travail.
Sur le plan national, de Gaulle adresse son message à la nation. Certains craignent un conflit majeur. Il est urgent d’arrêter le mouvement. Les avancées sociales ont été appréciables. J’adresse à Paris les photocopies de mon bulletin de salaire du mois d’avril et ceux de collègues. Un tract parisien, bourré d’exemples concrets, me parvient aussitôt. Chacun peut constater que l’action a payé. A l’évidence, mai 68 restera dans les annales.
Avril 1969.
Le Crédit du Nord modifie les coefficients de base, ce qui se traduit par une opération blanche. La CGT s’oppose à cette « largesse » qui ne coûtera rien à l’employeur. Elle demande la promotion des agents qui exercent déjà des fonctions supérieures et qui ont été oubliés. Nous sommes plusieurs dans ce cas à Rouen. La CGT intervient auprès de la direction locale qui refuse les promotions revendiquées. Deux agents persistent dans leurs exigences. J’écris alors à la direction générale qui mettra plus de deux années à satisfaire les demandes. La CGT a gagné.
1969 toujours, d’importants travaux sont entrepris à la vieille succursale. Il dureront dix-huit mois environ. Les conditions de travail sont épouvantables. Le personnel respire du matin au soir les poussières produites par le chantier. Les vêtements ne sont pas épargnés. Je demande à la direction locale le paiement d’une prime de salissure. Après plusieurs réclamations non satisfaites, la question est posée au CCE de novembre 1970.
La direction générale accepte enfin. Elle accorde, à chaque intéressé, une prime spéciale de 20 francs. La somme est dérisoire, mais nous avons fait plier la direction générale qui devra, maintenant, mettre la main à la poche dans des conditions similaires.
1970.
Le Comité d’Établissement de Rouen décide la création d’une bibliothèque et d’une discothèque. Le CE ne possède aucune subvention. La direction générale reçoit une demande motivée de notre part et nous adresse les fonds. C’est la première subvention que nous recevons pour une activité autre que l’Arbre de Noël. Nous sommes fiers de notre réussite.
Juin 1970. Je transmets au directeur les questions que la CGT souhaite aborder à la prochaine réunion du Comité. Il refuse de la réunir alors que le dernier CE s’est tenu en mars. Le 3 juillet, j’adresse à l’inspection du travail un courrier rectificatif, signé par l’ensemble des élus titulaires, tous cégétistes. Cela fait immédiatement réagir le patron. Le comité est convoqué dans les 48 heures.
La commission sociale et les réunions préparatoires au Comité central d’entreprise m’obligent à de fréquents déplacements à Lille. Au retour d’une de ces réunions, j’apprends que tous les gradés et cadres qui avaient signé une pétition de la CGT avaient été insultés par le directeur: « vous êtes tous des cons », avait-il lancé à leur encontre. Le directeur du personnel est informé, par courrier, le même jour. Il prend l’affaire au sérieux, écrit et demande à la direction locale des éclaircissements motivés. Je suis convoqué chez le patron qui se perd dans ses plus grandes excuses. Il promet, tel un gamin, de ne plus recommencer. Je le crois sur parole et en fais part à la direction du personnel. L’incident est clos.
13 mars 1972.
Le chef du Service Titres où je travaille depuis 1969 me demande de l’accompagner dans le bureau du directeur. Que se passe-t-il ? J’entre, le directeur me prie de m’asseoir. C’est la première surprise du jour. Il est détendu, presque souriant pour la première fois. Je suis sur mes gardes. Je m’attends à entendre une vacherie. Il me propose le poste de chef des Titres, à partir du 1er octobre, date de départ du titulaire actuel. Je suis plus qu’étonné. Je me sens rougir.
Tous les copains me conseillent d’accepter. J’apporte ma réponse positive quatre jours plus tard. La direction attendra le 1er février 1974 pour respecter ses engagements. Heureusement, en 1973, les syndicats, à l’initiative de la CGT, signent avec la direction générale, le protocole de classement des gradés et cadres. La direction de Rouen est de ce fait obligée de me passer cadre… »
Et Jean Lévy d’en conclure:
Ces souvenirs d’un militant illustrent bien les conditions de la vie syndicale dans une succursale de province, là où la CGT, son existence, son activité et son audience dépendent de la volonté et du courage de quelques camarades, voire d’un seul, sur qui tout repose. Les difficultés du quotidien et la joie du succès obtenu prennent une dimension particulière du fait du tête à tête permanent entre notre ou nos élus et une direction qui, de toute éternité règne en maître sur cinquante ou cent personnes. Rémy Tillaux résume bien la situation de nos militants, hors des centres de Lille et de Paris, éloignés des lieux décisionnaires où règnent les directions générales. Ils ne peuvent pas compter sur le nombre des salariés pour s’opposer à la férule d’un patron qui peut bloquer une promotion, mener une vie impossible à tout agent qui a l’audace de vouloir contester son autorité et ses décisions. Nous avons voulu, par ce témoignage, rendre hommage à tous ces camarades qui ont permis de donner au syndicat la puissance et le rayonnement que la CGT a connu au Crédit du Nord.