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Il y a 20 ans, une grande victoire ouvrière après un immense bras de fer :
Chapelle Darblay (1980-1983)
Par Serge Laloyer
Depuis le début du 20ème siècle, l’industrie papetière tient une place importante dans l’économie de l’agglomération de Rouen.
Le port de Rouen est un importateur important du bois en provenance des pays du Nord de l’Europe et du Canada, matière première utilisé dans la fabrication de la pâte à papier. Il sert aussi à en importer en France.
L’industrie papetière sera donc une industrie de main d’œuvre dans la région rouennaise, avec Chapelle-Darblay 2 098 salariés en 1983, Aubry avec près de 1 000 salariés en 1960, les papeteries de Navarre qui fermeront dans les années 60.
Cette présence d’importantes usines de fabrication amènera l’implantation d’entreprises de transformation et de conditionnement du papier, du carton, des papiers à usage ménager et industriel qui représenteront des centaines d’emplois.
Nombreuses furent les luttes des salariés des papeteries pour imposer la modernisation des moyens de production et maintenir l’emploi.
La lutte victorieuse et mémorable de Chapelle- Darblay fait l’objet de cette étude.
Nous recherchons de l’iconographie pour publier dans un prochain numéro du « fil rouge » une étude sur la papeterie Aubry.
Dans le contexte d’un gouvernement de gauche comportant des ministres communistes la lutte des travailleurs de la Chapelle Darblay fera la Une des médias pendant de nombreux mois.
Rappelons la spécificité régionale qui faisait que le ministre de finances n’était autre que Laurent Fabius, élu député socialiste de la circonscription sur laquelle était implantée l’une des deux usines (Grand Couronne), alors que Roland Leroy, directeur de l’Humanité, était lui, député communiste de la circonscription sur laquelle était implantée l’autre usine, celle de St Etienne-Oissel.
L’événement divisera la gauche au Conseil général de la Seine-Maritime, où les communistes seront porteurs des positions des grévistes, les socialistes soutenant le plan Parenco, pendant que la droite départementale soutenait les restructurations industrielles « indispensables à la modernisation de l’appareil de production », et les 1500 licenciements (PN– 25/09/1983).
Évènement national de grande portée, pièce maîtresse de la bataille menée par la CGT pour Produire français, sera régulièrement traitée dans les colonnes de la Vie Ouvrière, qui constitue une source iconographique et historique irremplaçable.
« Chapelle-Darblay » comprend deux usines, l’une située à Saint Etienne du Rouvray, l’autre à Grand Couronne en 1980.
Elles emploient 2300 salariés. Elles produisent 85 % du papier journal français et couvrent 40% des besoins nationaux.
En décembre 1980, c’est le dépôt de bilan, précédant une fermeture des entreprises. Pour la CGT et les travailleurs la question de lutter pour sauver les emplois est posée. Mais l’enjeu est aussi de sauver un patrimoine économique et industriel indispensable pour assurer l’indépendance du pays et la liberté d’expression.
Une grande bataille s’engage dans l’entreprise avec toutes les forces de la CGT, cette bataille durera 3 ans.
L’objectif : faire pression sur le gouvernement pour qu’une solution soit trouvée afin de sauver les emplois, préserver une industrie importante pour l’économie régionale, développer l’utilisation du massif forestier français avec ses 14 millions d’hectares et développer l’utilisation de nouvelles technologies économiquement rentables et ayant un impact positif sur l’écologie (recyclage des vieux papiers, …)
C’est aller à contre courant des objectifs du Capital qui veut se débarrasser d’usines jugées insuffisamment rentables.
Sous la pression des travailleurs et des populations des localités concernées, le gouvernement va proposer un plan.
Ce plan propose de rayer de la carte l’usine de Grand-Couronne, l’usine de St Etienne du Rouvray verrait sa capacité réduite des 2/3 l’emploi serait ramené à 585 salariés sur les 2 300 existants.
Il se traduirait par un déclin et une fermeture à courte échéance.
Le plan est rejeté par les travailleurs qui souhaitent une solution française capable de relancer l’entreprise.
Il ne reste pas d’autre alternative que de poursuivre les actions :
- grève de 11 jours pour obtenir le déblocage des salaires gelés depuis 15 mois,
- opération porte ouverte pour permettre à la population de découvrir l’outil de travail,
- manifestation à Paris au Ministère de l’Industrie,
- manifestation à Rouen devant le Palais de justice et la préfecture.
Le 28 août 1983
La direction annonce 360 licenciements et la fermeture de l’usine pendant plusieurs jours pour opérer une restructuration.
La CGT propose aux personnels de continuer à produire sous leur responsabilité. Le 2 septembre l’usine de St Etienne du Rouvray est remise en marche.
A 9 h 20 min le premier rouleau de papier sort de l’enrouleuse, salué par une salve d’applaudissements. La démonstration est faite que cette usine peut tourner et répondre aux besoins de la presse française.
Il faut maintenant pour les travailleurs et les militants de la CGT assurer l’approvisionnement en matière première. Ce qui sera fait avec l’aide des syndicats CGT d’autres industries.
En 67 jours d’occupation de l’usine, 6 000 tonnes de papier seront produites grâce à l’arrivée de :
- Un bateau de bois est déchargé par les travailleurs, 52 remorques de bois sont acheminées à l’usine; avec l’aide des cheminots des wagons chargés de bois seront dirigés vers l’usine
- Plusieurs tonnes de kaolin stockées sur le port de Rouen sont acheminées par camion jusqu’à l’usine; avec l’aide et la protection des travailleurs du port 2 barges de 4100 tonnes de fuel sont saisies par les travailleurs, mais le produit se révélant inapte, les barges sont rendues.
Pour tenir une telle lutte il faut assurer le soutien financier et l’aide aux familles des grévistes. Ce sera l’affaire de toutes les organisations de la CGT et des communes de St Etienne du Rouvray, Oissel et Grand-Couronne.
Les Conseils municipaux de ces trois villes adopteront des motions de soutien aux objectifs des travailleurs, et organiseront une solidarité active (cantine scolaire gratuite, collecte de nourriture et d’argent, pétitions dans la population).
Le Conseil municipal de St Etienne du Rouvray tiendra une séance extraordinaire dans la cantine de l’usine pour montrer sa détermination à sauver la papeterie.
Les élus régionaux, départementaux et les parlementaires communistes multiplieront les interventions auprès du gouvernement pour assurer le maintien de cette industrie.
Le 19 septembre 1983, une première : la livraison de papier à la presse nationale
Un convoi de 12 semi-remorques escorté de trois autocars et de 30 voitures prend la route pour livrer à Paris 300 tonnes de papier journal fabriqué par les travailleurs. A Mantes 1500 travailleurs du Livre parisien vont escorter le convoi. Les barrages de police ne pourront empêcher la livraison à l’imprimerie Paris Print.
Dans les jours qui suivent une opération de ramassage de vieux papier à recycler est organisée dans l’agglomération rouennaise.
Mais les salaires ne sont toujours pas versés, alors, le 30 septembre le siège du Crédit Lyonnais à Rouen (la banque de l’entreprise) est occupé par des centaines de travailleurs pendant 8 heures, l’occupation se terminera par l’intervention massive des forces de police.
Plaintes en série
Dans le Paris Normandie le 21 septembre le patronat explose d’indignation: « Depuis plusieurs jours et quotidiennement, des incidents graves ponctuent l’évolution du conflit survenu aux Papeteries de la Chapelle Darblay, vols de marchandises, détournement de barges et de camions, atteintes multiples à l’ordre et à la propriété. »
« Ces incidents, pudiquement appelés « opérations » sont devenus si fréquents qu’ils sont traités, dans les comptes rendus, comme de banales anecdotes émaillant le récit des évènements. »
"Le Fédération patronale des arrondissements de Rouen et de Dieppe se faisant l’écho de l’émotion unanime éprouvée par ses adhérents, s’élève avec indignation contre ces procédés qui violent la légalité, portent atteinte à la propriété menace le fonctionnement des entreprises et conduisent à l’anarchie. »
« Elle s’élève contre la passivité de la force publique qui laisse, sans réagir, ces « commandos » irresponsables s’attaquer aux biens et mettre en péril l’économie de la région ». « La Fédération patronale de Rouen-Dieppe (…) insiste fermement sur l’impérieuse nécessité de respecter en toute circonstance la légalité et de n’utiliser que les moyens reconnus par la loi. »
« Elle insiste sur l’exceptionnelle gravité de certaines actions commises ces derniers jours, actions qui, de toute évidence, sont contraires aux intérêts de tous les travailleurs, de la Nation elle-même, et qui installent progressivement un climat d’insécurité générale pouvant conduire aux pires excès. » (…)
Dans le même article de Paris –Normandie, on apprend que la société Shell porte plainte pour le détournement par des grévistes de Chapelle Darblay, de deux de ses barges.
Les femmes aussi sont dans la lutte
Les femmes des travailleurs se sont organisées en comité de soutien de lutte. Elles manifestent sur les marchés, distribuent des tracts à la population, collectent des fonds.
Une de leurs actions la plus spectaculaire a lieu le 28 septembre avec l’occupation de la mairie de Grand-Quevilly dont le maire n’est autre que le ministre Laurent Fabius, responsable du dossier Chapelle-Darblay.
Le mois d’octobre 1983 sera marqué par la poursuite des actions et manifestations auxquelles se joindront d’autres salariés.
Certains, cependant, combattent cette lutte et exigent la libération de l’usine. C’est notamment le cas de la CGC et du RPR. Un rassemblement aura lieu à Rouen et devant l’usine de St Etienne.
A Grand-Couronne, ce sont les CRS qui investiront l’usine, la production était arrêtée, les travailleurs étaient en grève. L’usine se remettra en partie en route sous le contrôle d’impressionnantes forces de police avec l’aide de l’encadrement.
La lutte ne faiblit pas. Le dimanche 6 novembre, les grévistes organisent le blocage de l’autoroute de Normandie à la sortie de Rouen Est – Oissel. Un semi-remorque rempli de bois est déchargé ainsi que des bobines de papier pour barrer la route.
Le but est de détourner les voitures vers l’usine de St Etienne où se tient une nouvelle opération porte ouverte pour montrer la viabilité de cette entreprise.
Un nouveau plan industriel
Enfin, après trois ans de lutte et trois mois d’occupation, le gouvernement est contraint de proposer un nouveau plan qui sauvegarde les usines. C’est un renversement de la situation prévue au départ.
Le 5 décembre le personnel décide de reprendre le travail, mais la lutte continue.
Un accord est finalement signé le 18 janvier 1984.
Les deux usines seront modernisées et leurs capacités de production accrues. Plus de 1200 emplois sont maintenus contre 585 dans le plan initial, 730 salariés partiront en préretraite, d’autres iront en stage de reconversion..
Par leur lutte, les travailleurs dont la grande majorité était syndiqués à la CGT ont su imposer la sauvegarde d’une industrie importante et n’ont pas démenti la tradition de lutte dans l’entreprise qu’ils avaient acquise au cours de longues années de succès revendicatifs (4ème semaine de congé payé acquise avant mai 1968, la semaine de 35 H avant 1981).