Mai 1946, le congrès de l’Union Départementale CGT de la Seine inférieure.
Le congrès de la reconstruction, pour la renaissance française.
Par Serge Laloyer
Les 11 et 12 mai 1946, l’Union départementale CGT de la Seine-Inférieure tenait à Rouen son premier congrès depuis la fin de la guerre.
Ce congrès se tient un an après la fin de la guerre et 20 mois après la libération du département.
Depuis 1939, année du dernier congrès, les militants et les syndiqués ont subi les pires assauts de la part du patronat et du pouvoir politique. Dès 1939, ce sont les arrestations des militants, l’interdiction des syndicats. De 1940 à 1944, ce sont les déportations, les pelotons d’exécution des nazis et des collaborateurs du régime de Vichy.
Les militants qui ont survécu à cette barbarie et les prisonniers de guerre ont repris leur place parmi les travailleurs.
La victoire sur le fascisme va amener de nombreux changements dans la situation politique, économique et sociale du pays. Le rapport des forces entre les classes dirigeantes et la classe ouvrière s’est modifié au profit des travailleurs en France.
Les premiers objectifs contenus dans le programme du Conseil National de la Résistance se mettent en place: la Sécurité sociale est créée, la Constitution de la IVème République est adoptée par référendum. C’est la création d’EDF-GDF. Renault est nationalisée. Pour la première fois les fonctionnaires obtiennent un statut. Le principe de la retraite par répartition est adopté pour tous les salariés. Autant de conquêtes qui vont donner toute son importance à ce congrès.
Les objectifs que se fixe la CGT en Seine-Inférieure:
Le congrès se fixe comme objectifs:
- La lutte pour les revendications salariales,
- La lutte pour le ravitaillement,
- Le redémarrage économique,
- La reconstruction des ouvrages d’art, des logements et des usines du département.
Dans son rapport d’ouverture au congrès, Fernand Legagneux, secrétaire général, fera le bilan des destructions et l’état de la situation économique. Un tiers des immeubles du département est partiellement ou totalement détruit. Les routes ne sont plus praticables, car elles sont défoncées par les bombardements. Une grande partie des industries ne sont plus en état de fonctionner. Celles qui ne sont pas détruites manquent de combustible et de matière première. Les ports ont vu leurs moyens de levage et leurs quais détruits par les bombardements. Il aura fallu attendre la fin de l’année 1945 pour rétablir la liaison ferroviaire Le Havre-Rouen. Les cheminots de Sotteville répareront 100 locomotives de septembre 1944 au 1er mai 1946, en travaillant 54 heures par semaine.
La bataille de la production:
Dans le rapport revendicatif présenté par Paul Lemarchand qui traite des revendications de salaire et de législation sociale, une partie importante est consacrée à la situation économique et à la bataille de la production, montrant l’effort des travailleurs pour reconstruire le pays. Les cheminots ont reconstruit les gares, les voies, les ateliers et le matériel.
Après avoir remis en état les ateliers et les moyens de levage, les métallurgiste des Chantiers de Normandie ont lancé deux cargos à Grand Quevilly. Un pétrolier et un cargo ont été réparés au Trait.
A la Métropolitaine et Coloniale, à Rouen, les salariés ont travaillé 57 heures par semaine en avril 1945, pour refaire le pont de chemin de fer de Massy Palaiseau. Il a fallu l’intervention du syndicat pour empêcher le débauchage du personnel par les patrons alors que l’usine avait une commande de 15 grues pour les ports.
Cette attitude des patrons de la métallurgie n’est pas unique. Les délégués dans leurs interventions vont signaler des cas semblables de refus de produire, voire de sabotages de la production de la part des patrons.
Malgré ces difficultés, l’économie se remet en marche, mais l’industrie textile n’a encore atteint que le chiffre de 75% de la production d’avant guerre. Les raffineries reprennent leur production. Les papeteries redémarrent malgré le manque de bois et de pâte à papier.
Cette volonté de relancer très rapidement la production n’est pas partagée par le patronat puisque, depuis la remise en état des équipements, les syndicats des ports se plaignent de la diminution du nombre de bateaux et les dockers connaissent le chômage.
Depuis plusieurs mois, en effet, les ports ont repris leur activité, les accès aux quais et les engins de levage ont été remis en état. Les ateliers des Ponts et Chaussées du port de Rouen, à Croisset, ont réparé 23 grues, dragues et engins portuaires depuis la Libération.
Paul Lemarchand fait remarquer que gagner la bataille de la production, la « Bataille de la Renaissance française » comme le déclarera la CGT, ne doit pas faire abandonner la lutte pour l’amélioration du pouvoir d’achat des salaires, afin que l’augmentation de la production ne se réalise pas au seul profit du patronat. Il lie cette action à la lutte pour le ravitaillement. En effet, de nombreux produits sont encore rationnés et le resteront jusqu’en 1947.
Fernand Legagneux signalera les difficultés d’approvisionnement en blé. A ce sujet, un délégué ouvrier agricole déclarera que des agriculteurs refusent de livrer leur récolte. Un autre rappellera un scandale de wagons de denrées avariées (saucisson, conserves, viande) qui ont été déchargés dans une carrière de Oissel, alors que les étals des commerçants sont vides.
Les salaires au centre du débat du congrès:
Depuis novembre 1945, Ambroise Croizat est ministre du travail. Il a pris plus de 200 arrêtés fixant les salaires et les classifications des différentes catégories de salariés dans diverses professions.
Mais les patrons résistent, s’appuyant sur un décret du précédent ministre du travail, Parodi, qui avait établi en 1945 un salaire moyen maxima. L’UD CGT demande la suppression du salaire maximum, considérant qu’il est un frein à la production et à l’amélioration du rendement.
Pourtant des succès ont été obtenus. Le syndicat des ouvriers agricoles (400 syndiqués) montre que le préfet a été amené après une réunion de la commission paritaire, de prendre un arrêté le 25 mars 1945, relevant les salaires des ouvriers agricoles d’en moyenne 60%. La journée de travail est ramenée à 9 heures, avec un repos hebdomadaire et un droit aux congés payés.
Autre sujet de préoccupation lié à la question des salaires, ce sont les zones d’abattement. Le décret Parodi du 24 avril 1945, maintient les zones imposées par Vichy, ce qui réduit les salaires de 17 à 33% en Seine-Inférieure, par rapport à Paris.
Après intervention de la CGT, elles ont été ramenées à 10 et 5% pour les agglomération de Rouen et du Havre.
Le délégué du syndicat des douaniers montrera les acquis depuis 1945 : l’obtention du statut pour les fonctionnaires a permis d’avoir le droit syndical qui jusqu’ici n’était pas admis dans la fonction publique.
La discussion est rude avec les directions des entreprises. Henri Jourdain, du syndicat des produits chimiques de Grand Couronne et d’Elbeuf, racontera qu’il a discuté pendant 25 heures avec les patrons pour leur imposer les classifications et obtenir des primes de production.
Les conventions collectives:
La CGT s’est prononcée pour le principe d’une convention collective nationale par profession auxquelles s’adapteront les conventions régionales.
Ces conventions devaient contenir:
- les libertés syndicales,
- l’organisation de l’apprentissage,
- les conditions d’embauche,
- les salaires, les primes et les différentes indemnités.
Certaines branches industrielles réussiront à imposer ces conventions nationales au patronat (chimie, papier carton, imprimerie, etc.) d’autres n’auront que des conventions départementales ou locales, par exemple la métallurgie qui ne comptera pas moins de 5 conventions collectives en Seine-Inférieure (Rouen, Le Havre, Dieppe, Elbeuf, St Nicolas d’Aliermont)
Droits nouveaux, conquêtes sociales et démocratiques.
C’est sur les droits nouveaux et les conquêtes sociales et démocratiques que l’on mesure les nouveaux rapports de force.
Le 4 octobre 1945, un décret gouvernemental instaure la création de la Sécurité Sociale.
En février 1945, c’est la création des comités d’entreprise.
Le 16 janvier 1946, le conseil des ministres décide de la nationalisation de l’électricité et la création d’EDF-GDF.
Le 13 octobre, la Constitution de la IVème République est adoptée par référendum.
Eugène Hénaff, qui représente le Bureau confédéral de la CGT, dans son allocution de clôture déclare :
« La classe ouvrière, élément moteur de la nation, devait donc dans cette guerre des peuples contre le fascisme, jouer un rôle important. Elle le fit. C’est pourquoi, au lendemain de la Libération, la CGT a appelé à gagner la bataille de la renaissance française. Sans elle il était impossible d’espérer un relèvement aussi rapide de la nation. »
« Oui, on vient d’enlever une arme importante aux hommes des trusts, c’est les nationalisations. Ils crient, chaque fois que le gouvernement vote une nouvelle nationalisation. La nationalisation de l’électricité, Renault, les banques de dépôt et la perspective de nationaliser les banques d’affaire, les assurances, c’est un progrès. »
L’importance que représentent ces nationalisations dans le combat pour enlever aux capitalistes des moyens de production et de pression sur la politique économique du pays, ne paraît pas être assimilée par tout le congrès.
Seulement deux délégués (Grelet de la SNCF et André Jourdain de la Chimie) interviendront pour montrer l’importance des nationalisations et la nécessité de les poursuivre. Jourdain réclame la nationalisation de la Chimie et notamment du groupe Francolor (Oissel) qui a collaboré avec l’ennemi.
Eugène Hénaff s’étonnera du peu de débats sur cette question en s’adressant aux congressistes: « Pourquoi faites-vous silence là-dessus? Est-ce que cela vous gênerait? »
Dans son discours de clôture du congrès il déclarera: « C’est une grande victoire. Il est clair que si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait, si nous n’avions pas poussé pour les nationalisations, nous aurions reçu une aide plus grande des USA. Mais voilà ! Nous avons mis dans la balance ou bien notre indépendance, ou bien quelques sacrifices. Je vous le dis: nous avons préféré les sacrifices à l’abandon de notre indépendance économique et politique. »
A la lecture des 50 interventions, il apparaît que les préoccupations immédiates sont le ravitaillement, les salaires, le logement, ce qui peut se comprendre. Tenant compte que pour de nombreux militants, leur engagement date de 1944, la moyenne d’âge des délégués au congrès est de 38 ans, et sur 211 délégués, 102 ont moins de 40 ans.
Le Statut des délégués du Personnel et la mise en place des Comités d’entreprise.
Le statut des Délégués du personnel ne semble pas poser de problème particulier dans son application. Bien que des points essentiels du dossier aient été présentés dans le rapport, aucune intervention des délégués au congrès ne reprendra la question.
Il n’en n’est pas de même avec la constitution des comités d’entreprise qui se mettent en place depuis février 1945.
Lemarchand dans son rapport, fait état de difficultés, les patrons en retardant la mise en place. Il cite l’exemple des hauts fourneaux de Grand Quevilly où le directeur considère que c’est lui qui devrait désigner les membres du CE. Dans d’autres entreprises, les patrons tentent d’orienter le fonctionnement du CE vers leurs seules attributions sociales, ou submergent les élus du comité d’entreprise d’attributions que relèvent des Délégués du personnel, avec l’espoir que les élus délaisseront les questions économiques (production, investissement , emploi et formation).
Cette bataille le patronat ne l’abandonnera jamais. Aujourd’hui encore, dans de nombreuses entreprises, il entrave le rôle du CE.
Les forces de la CGT en Seine-Inférieure.
Le 1er février 1945, l’Union départementale comptait 50 000 syndiqués. A l’ouverture du congrès, en 1946, elle compte 130 000 syndiqués pour 328 syndicats.
En janvier 1945 se sont déroulées les premières élections prud’homales depuis la fin de la guerre. La CGT y a obtenu 85% des voix, la CFTC 4%. Sur les 7 Conseils de prud’hommes que compte le département, la CGT obtient 59 sièges sur les 78 à pourvoir, la CFTC 11 et les Indépendants 8.
Ces chiffres reflètent le travail considérable effectué pour reconstruire des syndicats qui avaient disparu en 1939, et développer les syndicats qui étaient clandestins de 1940 à 1944, tenant compte des militants disparus, des victimes de la guerre, et que les prisonniers de guerre n’ont repris leur place dans les entreprises que dans le 2ème semestre de l’année 1945.
Ce premier congrès depuis la fin de la guerre montre la capacité des militants à mettre en mouvement les travailleurs du département, pour imposer la satisfaction des revendications, tout en faisant preuve d’esprit de responsabilité.
La résolution adoptée le démontre, en réaffirmant « consciente de la responsabilité que lui confère son influence, la CGT met tout en oeuvre pour accroître la production et assurer la renaissance du département et de la France ».
Le journal Paris-Normandie, qui fit peu d’échos du congrès, ne pourra cependant pas ignorer les efforts des travailleurs pour remettre en marche l’économie régionale.
En citant la reconstruction des ateliers SNCF de Sotteville: « au cours de l’hiver, 600 cheminots travaillèrent sous la neige en abritant chaque machine outil rescapée des bombardements sous un toit précaire, à réparer les premières locomotives. Maintenant tous les ateliers sont à nouveau couverts... »
Oui les travailleuses, les travailleurs et la CGT ont tenu toute leur place pour reconstruire le pays dévasté par la guerre et faire avancer le progrès social.
Sources:
- Archives de l’Union Départementale CGT,
- Congrès de l’Union des Syndicats Ouvriers Confédérés de la Seine-Inférieure, sous la présidence de Eugène Hénaff — Brochure de 110 pages — Petites affiches de Normandie,
- La Revue de Rouen.