Il y a 240 ans à Dieppe,
Concurrence et apprentissage
au service de la baisse des salaires sur le port.
Par Gilles Pichavant
En 1765, un jugement dont on trouve trace en série B des archives départementales de Seine Maritime résonne étonnamment à nos oreilles en ce début 2006, particulièrement dans cet extrait: « La concurrence des ouvriers forains opérera en ce genre ce qu'elle a toujours et pour tout opéré, c'est à dire qu'elle remettra le salaire au niveau de l'équité et proportionnellement au prix des besoins de la vie ».
Nous sommes à cette époque en pleine vague libérale. Le courant encyclopédiste des « physiocrates », partisan du libéralisme économique a le vent en poupe. Ses idées dominent. Diderot écrit à cette époque: « La concurrence fera mieux faire, et diminuera le prix de la main d’oeuvre ». Quelques années plus tard, l'un des représentants du courant des physiocrates, Turgot, devenu contrôleur général des finances du royaume, tentera même de supprimer toutes les corporations dont l’existence empêchait la libre concurrence .
En 1765, un jugement du Parlement de Rouen met fin à 84 années de résistance des trois corporations de charpentier de marine existant à Dieppe en imposant l’application du titre 9 du livre 2 de l’ordonnance de la Marine de 1681.
Deux cent quarante ans après le jugement de 1765, dans le traité constitutionnel refusé le 29 mai 2005 par une majorité de français, l’emploi, le progrès social, la justice et la protection sociales étaient à 68 reprises soumis au « respect d’une économie de marché ouverte ou la concurrence est libre et non faussée ».
« Il veulent estre bien payez et petite besogne faire » écrivait déjà Rutebeuf au 16e siècle.
Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire et jusqu’à aujourd’hui, cette question de la concurrence est bien un fil rouge pour ceux qui veulent renforcer exploitation du travail humain et la prédation de ses fruits.
Le port de Dieppe à l'époque: gravure de Nicolas Ozanne
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Une ordonnance de Louis XIV jamais appliquée à Dieppe.
L'ordonnance de la Marine qui fût signée par Louis XIV au mois d’août 1681, ne se contentait pas de créer l’Inscription maritime et de régler les « bris », c'est-à-dire le sauvetage des navires naufragés, de leur équipages et de leurs cargaisons. C’était un véritable Code maritime qui régentait tout ce qui avait trait à la mer, que ce soient les rivages, les côtes et les ports, et toutes les populations qui en vivaient.
Il se trouve qu’une partie de cette ordonnance n’a pas été appliquée à Dieppe pendant 84 années. Il s’agit du titre 9 de son livre 2, c'est-à-dire la partie réglementant l’organisation des corporations de charpentiers de marine et du travail de construction et de réparation navale. Il faudra attendre un jugement du Parlement de Rouen en 1765, pour qu’elle soit finalement appliquée.
Planche de l'Encyclopédie Diderot et d'Alembert: "Marine, chantier de construction"
Trois corporations sur le port.
Les navires sont, à l’époque, exclusivement en bois. Les activités de construction et de réparation navale sont des travaux de force, manuels, nécessitant une haute technicité et une grande expérience. Dans un grand port comme celui de Dieppe, ils sont exercées par des métiers différents qui se sont séparés au fil du temps: On trouve des charpentiers de marine, des calfats, et des perceurs de navires, mais aussi des poulieurs, ceux qui fabriquent les cordages, des voiliers et sans doute bien d’autres métiers encore.
On trouvent des charpentiers de marine, des calfats et des perceurs, dans les mêmes endroits. Les plus gros chantiers de construction navale sont situés sur la pelouse de la plage. Ils emploient, selon les époques et les commandes, jusqu’à 200 ouvriers. Mais on en trouve de très nombreux autres répartis sur les deux rives de la boucle que forme l’embouchure de l’Arques — l’actuelle île du Pollet —, et qui constitue le port de Dieppe.
Plus le nombre d’ouvriers est grand sur le port et plus la séparation entre ces activités est marquée. L’organisation du travail se décline à plusieurs niveaux. D’une manière générale, il y a un maître qui commande une équipe rassemblant plusieurs compagnons et quelques apprentis. Lorsque le chantier nécessite l’intervention d’un plus grand nombre de personnes, un chef d’ouvrage est désigné parmi les maîtres. Il coordonne le travail de plusieurs équipes commandées chacune par un maître. Dans le cas de très gros chantiers, lorsqu’il s’agit, par exemple, de travailler sur un vaisseau de haut bord, entre le chef d’ouvrage et les maîtres, peuvent s’intercaler plusieurs meneurs d’ouvrages. On voit donc se mettre en place une organisation pyramidale qui n’est pas loin de ressembler à ce que l’on connaît aujourd’hui sur un chantier naval.
Cependant, il n’existe point d’entreprise générale aux effectifs nombreux. Il s’agit plutôt de l’agrégation de petites cellules de base qui conservent leur autonomie les unes par rapport aux autres. Le compagnon est lié à son maître. Celui-ci l’emploie, lui apporte de l’ouvrage et lui fournit nourriture, salaire, voire logement au terme d’un contrat passé entre eux. De même l’apprenti dépend du maître qui lui doit la nourriture et le logement, mais pas de salaire.
Il serait intéressant de connaître l’origine de ces corporations et comment elles ont obtenu leurs statuts. Ce que l’on sait c’est que les ouvriers de la ville de Dieppe sont « fondés en statuts et en corps de communautés » par une ordonnance de Henry 2 qui date du mois de septembre 1555, ordonnance qui fut enregistrée au Parlement de Rouen le 20 juillet 1557. On peut penser que des circonstances particulières ont permis l’obtention de ces droits mais nous n’avons pas réussi à en trouver trace. Il est évident que l’État, ayant intérêt à disposer d’une forte flotte militaire et d’une flotte marchande solide, avait besoin de constructeurs de navires en nombre et en qualité dans tous les ports de la côte. Il n’existe pas partout de corporations organisées. Mais c’est la cas des plus grand ports, dont celui de Dieppe.
Cette organisation vise à assurer la qualité de l’ouvrage sur une activité sensible qui engage la vie humaine. Faire que le travail ne soit pas bâclé de manière à limiter les risques de malfaçons, afin de réduire les risques d’avaries. Il faut que les navires qui sortent des chantiers puissent faire face aux caprices de la météo. Il s’agit, en effet, d’avoir une organisation qui forme et fidélise des travailleurs compétents.
Charpentiers de marine traînant une lourde pièce de bois; miniature de la planche "Marine, chantier de construction" de l'Encyclopédie Diderot et d'Alembert:
L’apprentissage: clé de voûte du système.
Il faut que chaque compagnon ait acquis un savoir-faire. Pour cela il est nécessaire que tous les ouvriers aient suivi un véritable apprentissage. Il dure deux années, parfois trois. A l’origine il devait se terminer par la fabrication d’un chef d’œuvre; c’était en quelque sorte un certificat d’aptitude, la manifestation publique que l’on avait acquis les bases du métier.
Sa durée est fonction de l’âge d’entrée en apprentissage. Un arrêt du conseil d’État datant de 1726, spécifique à la ville de Marseille, oblige à ce que, lorsque un jeune entre en apprentissage à l’âge de 13 ans, celui-ci dure trois ans. Par contre lorsqu’il commence à 14 ans révolu, sa durée est de deux ans. Cela veut dire, qu’il faut non seulement que le compagnon ait acquis les rudiments de son métier, mais qu’il ait aussi la corpulence et la force nécessaires pour exercer ce travail. Ce qui n’était pas le cas avant 16 ans.
Chaque année, les compagnons et les maîtres se réunissent pour désigner parmi eux des jurés et des prud’hommes. Les jurés ont pour mission de vérifier la qualité sur les différents chantiers et la bonne application des règlements, ainsi que la réception des nouveaux compagnons à la fin de leur apprentissage. Les prud’hommes ont, quant à eux, la responsabilité de trancher les litiges et les conflits du travail. Enfin, les corporations gèrent des caisses de secours pour les accidentés du travail, les malades, les orphelins et les vieux travailleurs.
L’organisation générale du travail par les corporations sert aussi à défendre les intérêt collectifs. Il s’agit d’assurer du travail et un revenu suffisant et régulier à tous les ouvriers du port, et en particulier pendant les périodes de faible activité. Personne n’a intérêt à un accroissement du nombre des ouvriers au risque de créer du chômage en période de faible trafic.
Charpentiers de marine travaillant une pièce de bois; miniature de la planche "Marine, chantier de construction" de l'Encyclopédie Diderot et d'Alembert:
Le trop faible nombre d’apprentis entraîne une pénurie de main d’œuvre.
Depuis le milieu du XVIIe siècle, le nombre d'ouvriers s’accroît peu alors que celui des navires est en perpétuel croissance. C’est une époque de fort développement du commerce international, avec l’Afrique, l’Amérique du sud, l’Inde, les Antilles, etc. Dieppe est ainsi un port où se transforment le tabac et l’ivoire. La grande pêche, et en particulier la pêche à la morue sur les bancs de Terre Neuve, nécessitent la construction de navires plus grands et plus solides. L’activité maritime nécessiterait une forte croissance du nombre des ouvriers, ce que l’apprentissage peine à fournir.
Chaque maître doit embaucher des apprentis, en général deux, mais parfois il omet de le faire. En fait il semble que les maîtres n’avaient rarement plus d’un apprenti en même temps. A Marseille cette pratique sera autorisée par un arrêt du Conseil d’État de 1726 qui les autorisera à continuer de déroger à l’ordonnance de 1681. Un maître pourra même continuer à ne pas en avoir du tout, à condition « de conduire au travail les apprentis dont les maîtres seront malades ». Par contre l’arrêt de Marseille autorise dans certaines conditions les ouvriers « forains » à s’installer sur le port. Et surtout il fixe pour tous les grades (apprentis, manœuvre maître, meneur d’ouvrage et chef d’ouvrage), le niveau des salaires et donc empêche de le négocier au cas par cas et de gré à gré. Cela n’existe pas sur le port de Dieppe et c’est bien là le problème pour les armateurs: la pénurie d’ouvriers permet non seulement d’assurer un travail régulier à tous, mais alourdit le niveau des prix demandés et pousse à l’élévation des salaires.
Charpentiers de marine sciant une pièce de bois; miniature de la planche "Marine, chantier de construction" de l'Encyclopédie Diderot et d'Alembert
Plusieurs autres facteurs favorisent l’élévation du coût de la main d’œuvre.
Premièrement, pour qu'un même ouvrier soit en capacité d’exercer les trois métiers de calfat, perceur et charpentier de marine, il faudrait qu'il ait suivi les apprentissages de chacun des métiers. Il faudrait donc qu’il ait aligné six années d'apprentissage. Ce type de qualification est rare, car il est financièrement difficile de se former sur une aussi longue période. L’apprenti n’a en effet pas de rémunération. Le maître est seulement tenu que de le loger et de le nourrir. Mais ceux qui ont suivi cette formation monnaient leur savoir-faire plus cher que les autres. Ils sont très recherchés, en particulier parce que leur utilisation réduit le temps d’immobilisation du navire.
La coutume faisant que les diverses campagnes de pêche commencent à date fixe, les patrons de barques souhaitent faire exécuter la préparation et l’armement des bateaux au même moment. Cela accroît la pénurie de main d’oeuvre sur une courte période et fait monter les prix. Car la quantité de travail est considérable. A cette époque, les bateaux de pêche au hareng sont inutilisés pendant les six mois d’intervalle qui séparent cette saison de celle du maquereau. A la fin d’une campagne de pêche, ils sont démâtés, passés sous l’ancien pont de pierre dit du Pollet, et échoués sur l’arrière de la presqu'île du Pollet — actuellement l’île du Pollet — le long du « quai des Capucins ». A la veille d’une nouvelle saison de pêche on radoube les coques sur place, puis on leur fait faire le trajet inverse, pour pouvoir les regréer et effectuer les dernières réparations.
Les facteurs favorisant la hausse des prix auraient dû disparaître avec l’entrée en vigueur de l’ordonnance de la marine du mois d’août 1681. Comment les trois corporations ont-elles pu obtenir de conserver leurs anciens droits, et que l’ordonnance de marine ne soit pas appliquée à Dieppe ? Cela reste un mystère. Mais ils est sûr que les corporations ont utilisé tous les moyens pour éviter l’application de la nouvelle législation.
Leur organisation, leur savoir faire et la force du nombre, leur cohésion a permis de conserver longtemps des droits qui auraient pu paraître immédiatement et irrémédiablement condamnés dans le contexte de la monarchie absolue.
Cependant, gardons nous de tout anachronisme. Une corporation ce n’est pas un syndicat. On y trouve à la fois les employeurs et les salariés. Si la corporation a des intérêts à défendre face aux armateurs, elle n’est pas homogène. Il y a des divergences d’intérêts entre l’ouvrier et son patron qui ne sont pas forcément réglés à l’amiable.
Maillets et ciseaux de calfat; ce métier est très différent de celui de charpentier
Le contexte historique: une époque troublée
Au tournant du siècle, la Normandie connaît une période très troublée. La dégradation des salaires réels et le chômage provoquent, à la fin du règne du Louis XIV, de l’agitation, des cessations du travail, des sabotages.
En 1688-1690, des « mutineries » d’ouvriers drapiers de Rouen se succèdent.
La famine de 1693-1694 crée une situation dramatique en période de guerre. La ville de Dieppe subit un immense incendie en 1694, provoqué par le bombardement de la Ville par l’armée navale Anglo-Hollandaise. Dieppe est quasiment rasée. La priorité sera donnée à la reconstruction de la ville pendant plusieurs décennies.
En 1696, l’agitation se radicalise chez les ouvriers textile de Darnétal. Des cortèges de manifestants poussés à bout par la misère et la baisse des salaires offerts par les maîtres en déconfiture, défilent sous les fenêtres de l’intendant De Courson.
En 1709, pendant qu’une ruée de mendiants pauvres ruraux conduit la ville de Rouen à leur fermer les portes. Beaucoup de rouennais affamés se répandent dans les campagnes et courent par les chemins « où ils volent impunément »; c’est que les maîtres rouennais ont renvoyé « les ouvriers les moins nécessaires ». En juillet, les ouvriers de Darnétal suivis par les toiliers, les passementiers et les compagnons des petits métiers de Rouen, se soulèvent de nouveau; ils brisent les vitres de l’intendant, pillent ou incendient diverses maisons, s’emparent de dépôts de grains et, menaçants, portent leurs revendications à la municipalité. Mouvement si inquiétant, aux raisons si évidentes, que la répression ultérieure sera très mesurée.
Dieppe n’est pas à l’écart de cette agitation sociale. Elle subit, par exemple, plusieurs conflits sociaux à la manufacture des Tabacs, en 1715, 1729 et 1733. Celui de 1729 est particulièrement violent. La manufacture est occupée par ses ouvriers, qui lapident la maréchaussée venue faire évacuer les bâtiments. Malgré cela le conflit se termine bien. Les ouvriers obtiennent satisfaction et les « meneurs » en sont quittes pour un Te Deum à l’église St Rémy, et une nuit passée dans les geôles du château.
Ce n’est seulement qu’au début du règne de Louis XV et de la reprise économique qui l’accompagne, que les conflits sociaux s’apaisent. Les armateurs s’enhardissent pour exiger que l’ordonnance de marine soit appliquée. Il finissent par l’obtenir en allant plaider leur cause au Parlement de Rouen.
Maîtres de la corporation des charpentiers de marine et l'armateur, examinant le plan du navire en construction ; miniature de la planche "Marine, chantier de construction" de l'Encyclopédie Diderot et d'Alembert
Charpentiers de marine travaillant une pièce de bois; miniature de la planche "Marine, chantier de construction" de l'Encyclopédie Diderot et d'Alembert
Le jugement de 1765 précarise le travail sur le port
Lisons les attendus du jugement:
« ... Et pour s'opposer avec plus d'efficacité aux tentatives qui ont esté faites pour la réunion de ces communautés — les 3 corporations — ils ont assujettis les apprentissages de chacun des différents corps de métier qui ont voulu réunir sur leur tête deux ou plusieurs des dites professions à faire deux années d'apprentissage dans chaque corps ce qui emporte six années.
« Ce long espace de temps est plus que suffisant pour dégoutter tout aspirant à la réunion des différentes parties de l'art du charpentier constructeur de navire. Cette classe d'hommes à ce moyen devient très rare, parce que chacun se fixe à un seul métier et ne peut parvenir au-delà.
« Elle devient fière, insolente et intraitable par le besoin qu'elle sait qu'on a d'elle. Ces ouvriers exigent du marchand armateur tel prix qu'ils jugent à propos pour leur travail. Il n'y a point de bornes à leurs demandes.
« Le commerce de Ville de Dieppe consiste principalement dans les pêches du maquereau, et du hareng. Ces deux pêches ont un temps fixe dans l'année et on y emploie ordinairement 150 bateaux.
« Comme chaque marchand est obligé de profiter du temps de la pêche, tous à peu près ensemble font travailler au radoub et équipement de leur bateau.
« Alors le nombre des ouvriers des trois espèces n'étant pas suffisant, ils se font valoir, d'autant plus qu'il se rencontre encore des constructions tant pour les deux pêches, que pour celle de la morue et pour d'autres besoins de la navigation. La saison de faire partir les bateaux pour la pêche devenant pressante, on fait venir des ouvriers des ports voisins où les mêmes entraves n'existant pas ils y sont moins rares.
« Mais les ouvriers (…) ne voient qu'avec douleur des ouvriers forains recueillir les fruits qu'ils croient leur appartenir. Ils cherchent à s'en venger lorsqu'ils exercent le droit de visite sur les ouvrages de forains. Il en est des procès, et pour les éviter, ces marchands sont obligés de revenir aux ouvriers de la ville et de leur donner le prix qu'ils veulent exiger.
« Ces inconvénients augmentent considérablement le prix de la construction, et on ne construit presque plus de navires au Port de Dieppe. La réunion des trois corps de ces communautés doit parer à tous ces inconvénients et l'exécution de l'article 1er du titre 9 du livre 2 de l'ordonnance de 1681 mettra les constructeurs et armateurs de navires en état d'être servis comme ils le sont dans d'autres ports où ils jouissent de l'avantage que la loi leur donne.
« Pour remédier encore au petit nombre d'ouvriers que la distinction de profession occasionne, la même ordonnance article 4 du même titre aux maîtres du susdit métier de charpentier en général qui pourront occuper deux ou plusieurs apprentis d'en prendre un de l'hôpital auquel les directeurs fourniront des outils nourriture et vêtements nécessaires pendant les deux années d'apprentissage.
« Cette injonction à la charge du maître suppose nécessairement aux administrateurs celle de laisser prendre et choisir parmi leurs garçons celui qui sera préféré par le maître et suivant l'article 5 les directeurs sont encore obligés de vêtir et fournir d'outils ce même apprenti pendant la troisième année qui doit être au profit du maître qu'il sert en qualité de compagnon lequel ne lui doit alors que la nourriture et le logement.
« La même ordonnance fournit encore le moyen de remédier au surhaussement du prix de la main d'oeuvre et c'est la concurrence établie par l'article 7 du même titre qui dit que ceux qui voudront faire radouber des vaisseaux pourront se servir d'ouvriers forains et faire et si bon leur semble visiter l'ouvrage par les jurés du lieu. »
« La concurrence des ouvriers forains opérera en ce genre ce qu'elle a toujours et pour tout opéré, c'est à dire qu'elle remettra le salaire au niveau de l'équité et proportionnellement au prix des besoins de la vie. »
« Ainsi en ajoutant
à la réunion des trois corps de métier,
l'introduction d'une source d'apprentis, que l'hôpital peut fournir, et
la liberté de se servir d'ouvriers forains, ....
.... il est presque certain que l'on remédiera aux maux que l'inexécution de l'ordonnance de 1681 en cette partie a causé à la pêche et à la navigation de la Ville de Dieppe et qu'il en résultera des avantages réels pour le commerce. »
On ne saurait être plus clair et précis. L’objectif essentiel du jugement est que la concurrence entre les ouvriers pèse fortement sur le niveau des salaires.
Le parlement de Rouen tranche ainsi dans l'intérêt des armateurs, au détriment des ouvriers. Les conditions sont créées pour qu'il y ait suffisamment d'ouvriers en période de forte activité de radoubage et de réparation, et donc que cesse la surenchère sur les salaires en cette période. Les conséquences en seront un développement du chômage sur les quais, en périodes de faible activité.
Pour autant, l’activité du port de s’améliore pas. La construction navale ne se développe guère. Dieppe ne retrouvera jamais la formidable activité de la période précédant les guerres de religions.
Le dogre était un type de navire très souvent construit à Dieppe; c'était un bâtiment de commerce ponté, conçu initialement pour la pêche du hareng et du maquereau dans la Manche et sur le "drogger bank" en Mer du Nord . Il avait un mat au milieu, portant deux voiles carrées, et un à l'arrière, plus petit, gréé d'une voile carrée et d'une petite brigantine; un beaupré portant une civadière et trois focs- Dictionnaire de marine de Wuillaumez 1820-1831.
Dogre en marche au large du pays de Caux
Les guerres responsable du déclin de Dieppe
L’argument du juge qui voudrait que l’on ne construise presque plus de navire sur le port de Dieppe à cause du prix de la construction résonne lui aussi étonnamment à nos oreille. Il ressemble beaucoup aux argument développés pour justifier les délocalisations en 2005.
En fait l’argument ne tient pas. Ce sont les guerres successives qui ruinent l’activité économique. Georges Lebas écrit dans son « Histoire d’un port Normand, Dieppe » :
« Plus terribles que les ouragans peu redoutés des marins, les conflits entre la France et l’Angleterre firent toujours de Dieppe la première victime. A peine la guerre déclaré, souvent avant même qu’elle le fût, la Manche s’ouvrait en peu d’heures sous l’étrave des frégates anglaises et les côtes françaises devenaient l’objet de leur surveillance incessante. La liberté des mers ainsi ravie aux matelots, c’était la misère qui s’abattait soudain sur eux. Les populations mouraient de faim. Les armateurs faisaient faillite et leurs bateaux abandonnés pourrissaient ou se disloquaient dans les ports. »
Il donne un exemple: « en 1744, au mois de février, avant que la guerre de la Succession d’Autriche ait été déclarée, les frégates anglaises opérèrent une rafle de bateaux de pêche sur nos côtes ».
Au point qu’en 1750 c’est la puissance publique, la Ville de Dieppe elle-même, qui vient au secours des armateurs en obtenant « l’autorisation d’emprunter pour construire pour la pesche au hareng et maquereau cent bateaux de pesche du port de soixante tonneaux en huit années, la somme qui ne devrait pas être dépassée de 187 500 livres au denier vingt ».
Georges Lebas de poursuivre: « Ce prêt sans intérêts, par fractions de 7500 livres et la ville généreuse assumait en outre les risques de la mer ». (…) « ce ne fut pas pour longtemps. En 1756 la guerre de sept ans commence ».(…) « En septembre 1755, ses frégates enlevèrent six bâtiment de commerce rouennais (…) et quatorze barques dieppoises montées par 117 pêcheurs ».
De fait, le nombre des navires a varié tout au long du 18e siècle selon les circonstances de guerre ou de paix, et en raison de l’augmentation des tonnages. En 1636, le port armait 146 bateaux pour la pêche au hareng. Ce chiffre n’est que de 110 au début du 18e. Il tombe à 98 en 1730, 31 seulement en 1740. En 1750, l’emprunt public aidant, 92 barques sortent pour la pêche. On en comptera 97 en 1760 mais 83 en 1770.
En 1767, une lettre du curé de Neuville précise les chiffres de la flottille dieppoise: « Il n’y a dans cette ville qu’un seul navire pour le voyage au long cours; 12 vont à la pêche à la morue; 6 ou 8 sur les côtes de Basse Normandie pour approvisionner Dieppe de cidre; 100 grands et petits vont à la pêche du hareng, du maquereau. Quelques uns, après la pêche du hareng, vont chercher des eaux-de-vie à La Rochelle ».
Le développement du Havre, créé par François 1er, a capté les activité de grand commerce et les activités tournant autour de la marine royale. Loin de redonner du dynamisme à l’activité économique — on disait alors « au commerce » — le jugement de 1765 conduit par contre à la démoralisation des ouvriers du port.
Coque en bois, datant du milieu du 20ème siècle en attente de calfatage dans un chantier
A la suite de ce jugement la corporation périclite.
Car après ce jugement, la nouvelle corporation des charpentiers n’en est pas quitte pour autant. Elle continue de subir les assauts des armateurs. En 1782, dans un document qui se trouve au fonds ancien de Dieppe, on lit que « depuis près de deux ans qu’ils ont éprouvé des tracasseries de la part des marchands de Dieppe, ils ont souffert des pertes considérables ».
Chaque année, les charpentiers ont un peu plus de mal à réunir un nombre suffisant de membres, pour renouveler selon les règles deux des quatre prud’hommes.
Cette situation se confirmera au moment de la réunion des états généraux. Alors qu’ils sont plusieurs centaines de charpentiers à travailler sur le port, il n’y aura que 91 présents à l’assemblée préparatoire de la corporation, chargée d’élaborer son cahier de doléance et d’élire ses représentants. D’après la loi il aurait fallu dépasser les 100 charpentiers présent pour prétendre à un deuxième député.
Ils éliront quand même un deuxième représentant, mais celui-ci sera contesté à l’ouverture de l’assemblée du corps municipal chargé d’établir le cahier de doléance de la ville de Dieppe, réunie le 6 mars 1789. Leur deuxième député devra alors se retirer. Ce sera une nouvelle défaite avant la disparition définitive des corporations décidée par la loi Allarde, votée le 2 mars 1791.
Mais, d’après Georges Lebas, les charpentiers de marine de Dieppe refusèrent la dissolution de leur corporation. Il fallut à nouveau les y contraindre par voie de justice.
Rien ne s’opposait plus désormais à « la concurrence libre et non faussée », rêve des physiocrates et de nos libéraux. Parallèlement les constituants votaient la loi Le Chapelier qui faisait un délit des coalitions — ce qui signifie à la fois « syndicat » et « grève » — et des compagnonnages.
Un siècle noir s’ouvrait pour le monde du travail
Marchandises que l'on pouvait trouver sur le port de Dieppe en 1765: sucre, café et tabac des Antilles, mais aussi des fourrures du canada, des étoffes des Inde, du bois de Norvège, etc. Hergé, la Marine II- de 1700 à 1850. Dargaud, S.A éditeur, 1963.
Sources:
Dans les forêts, la croissance des arbres était dirigée pour fournir à la construction navale des pièces s'approchant autant que possible des besoins de de la construction navale - Hergé, la Marine II- de 1700 à 1850. Dargaud, S.A éditeur, 1963.