Les trésors des archives
La visite des ouvriers lyonnais à l'exposition nationale de Rouen en 1896
Par Serge Laloyer
En 1896 s’est tenue à Rouen une exposition nationale qui avait pour objectif de montrer les réalisations industrielles du pays. Cette exposition se tenait sept ans après l’exposition universelle de Paris dont la Tour Eiffel témoigne encore aujourd’hui de son importance. Elle montre le développement de la machine et le début de l’électricité comme force motrice pour l’industrie. Il en résultera un développement rapide du salariat et une modification de son exploitation. Ce qui évidemment intéressait les ouvriers.
Une délégation de la Bourse du Travail de Lyon, composée de 6 délégués (leur déplacement était subventionné par le conseil municipal de Lyon) effectua un déplacement à Rouen.
Les Lyonnais venaient s’informer des nouvelles techniques de travail, mais aussi des conditions de vie et de travail des ouvriers normands. Ils remirent un compte rendu de leur visite au conseil d’administration de leur Bourse du travail.
Ce rapport porte à notre connaissance des informations sur l’industrie, les salaires et les conditions de vie dans notre département. Ce compte rendu se trouve dans les archives de la Bourse du travail de Lyon ; L’IHS-CGT de Rhône Alpes nous en a transmis une copie.
Les aspects industriels
Les ouvriers lyonnais, ouvriers métallurgistes, du bâtiment et du textile déclarent s’être intéressés à l’industrie régionale avec l’objectif d’étudier les perfectionnements dans l’industrie et qui sont applicables aux industries lyonnaises.
Après avoir retracé l’histoire de Rouen, montré ses richesses, architecturales à travers ses monuments et ses musées ils signalaient l’importance de la ville et du port « qui représente 14% du trafic maritime national ».
Les chantiers navals de Normandie sont créés à Grand Quevilly cette même année afin d’avoir un équipement adapté aux bateaux à coques d’acier. Sur le port, les grues hydrauliques ou à vapeur vont progressivement être remplacées par des grues électriques, ce qui nécessitera la construction d’une centrale thermique sur le port, rue Nétien.
Le port de Rouen en 1880 - Image du patrimoine
Nos Lyonnais n’ont certainement pas eu la possibilité de s’intéresser à l’équipement du port et à sa modernisation, ils n’en font pas état. Par contre ils font un important compte rendu sur les nouveautés industrielles : les chaudières à vapeur, les turbines, les locomotives, les industries textiles.
Le port de Rouen en 1880 - Image du patrimoine
« La confection des étoffes dites rouennaises, dans le commerce occupe soit dans les faubourgs ou les environs de Rouen, un million de broches et le tissage mécanique 9 000 métiers ; les métiers à la main disséminés un peu partout, on en compte environ 13 000 qui fabriquent essentiellement des mouchoirs ».
La condition ouvrière dans la région rouennaise
Ce rapport donne un aperçu des conditions de vie de la classe ouvrière de la région : « Nous nous sommes procurés les prix des principaux aliments et des salaires qui, en somme, sont à peu près équivalents de ceux de Lyon. Mais il faut constater ici que l’on n’y boit pas du vin car il est trop cher et par conséquent pas à la portée des bourses ouvrières. Aussi est-il remplacé par une boisson fabriquée avec des pommes que l’on vend dix centimes le litre ; ce n’est ni du cidre, ni du poiré, c’est de la boisson. C’est avec ce liquide que les ouvriers travaillant péniblement sont obligés de se nourrir ».
Depuis 1890, les prix des denrées ont sérieusement augmenté, le salaire moyen journalier en 1896 était pour l’ensemble du pays de 4,02 francs pour les ouvriers et de 1,86 francs pour les ouvrières.
L’essentiel du salaire passait dans l’achat des denrées alimentaires : 13,5% du revenu était consacré à l’achat de viande, 11% pour le pain, 10% pour les boisons alcoolisées.
A Rouen, le beurre coûtait 1,50 francs la livre, le bœuf 0,90 francs, le mouton 1,20 francs, le sucre 1,20 francs le kilogramme, et le café 1,20 francs, le pétrole lampant 0,60 francs le litre, quant au logement, un appartement ordinaire se loue 200 francs.
Nos lyonnais se sont également intéressés à la question des rémunérations : « les journées d’ouvriers sont généralement inférieures à celles des ouvriers lyonnais ; ainsi les maçons gagnent de 0,40 à 0,45 francs de l’heures, les charpentiers et les forgerons de 0,40 à 0,50 francs de l’heure. Des professions sont rémunérées à la journée (qui est de 8 à 11 heures de travail). C’est le cas des plâtriers 5 francs par jour, des mécaniciens 4 francs, des menuisiers 4 francs. Seule la corporation des couvreurs zingueurs, qui est la plus importante dans Rouen est rétribuée à raison de 0,60 francs de l’heure. Ainsi que nous pouvons le constater d’une façon générale, là comme partout, la vie est dure ».
Rue Eau de Robec à Rouen au début du 20e siècle - Archives de Normandie, collection Archives de France - 1993
Il n’est pas fait allusion au système des amendes qui existe encore à cette époque dans 22% des usines représentant 47% du personnel utilisé. Il est utile de rappeler que la législation sociale reste très médiocre. La loi ne garantit pas le risque maladie, ni la maternité, ni le risque de chômage, ni même le risque vieillesse. Autant de conditions qui rendent la vie dure et précaire.
La faiblesse de l’organisation syndicale ne permet pas de mener d’importantes luttes revendicatives.
En Seine Inférieure, une fédération des Associations ouvrières regroupant 19 syndicats, associations et Bourses du travail existe depuis 1892 (voir Fil Rouge N°14), mais elle n’est pas en capacité de mener un combat conséquent car elle représente peu de syndiqués.
La CGT existe depuis 1895, mais elle ne compte que 2 163 syndicats et 419 272 adhérents dans l’ensemble du pays. La répression de 1871 et des années qui suivirent, ont privé le mouvement ouvrier de milliers de militants, ce qui rend difficile la création d’un rapport de force susceptible de faire appliquer, sur les lieux de travail, les lois favorables aux salariés.
Le fait que le Président du Conseil des ministres Léon Bourgeois soit l’auteur d’un « Essai d’une philosophie de la solidarité » (1902) n’y changera rien.
Par exemple, le décret du 6 mars 1894 qui prévoit « un cabinet pour 50 personnes, 6 m3 d’air par ouvrier, des vestiaires avec lavabo et eau potable » est peu appliqué.
En 1893, une loi sur l’hygiène et la sécurité a permis d’améliorer les conditions de travail, mais il faudra attendre 1898 pour qu’une loi sur les accidents du travail reconnaisse la responsabilité du patron. Celui-ci devra payer les 2/3 du salaire en cas d’incapacité absolue, la moitié en cas d’incapacité partielle ou temporaire et, en cas de mort, une rente à la veuve et aux orphelins.
Pour échapper à ces lois sur l’hygiène et la sécurité, les patrons, notamment dans la confection réduisent le personnel dans les ateliers et développent le travail à domicile, ce qui gène la lutte collective pour les conditions et les horaires de travail.
Sous le titre « économie sociale », nos Lyonnais se sont intéressés à « l’association normande pour prévenir les accidents du travail, association qui a pour but de prévenir les accidents que peuvent éprouver les ouvriers des travaux de mécanique, de la chimie, bâtiment et travaux agricoles. Cette association expose une série d’appareils et procédés tendant à diminuer les accidents et améliorer l’hygiène des ateliers ».
Les ouvriers s’organisent et luttent, certes dans des conditions difficiles, mais cela contraint le patronat à lâcher sur certaines revendications. En France les journées de grève sont passées de 1 110 988 en 1880 à 1 390 035 en 1890.
Rue Eau de Robec à Rouen au début du 20e siècle - Archives de Normandie, collection Archives de France - 1993
Des aspirations semblables qui animent le débat actuel
Les délégués lyonnais ont tiré des conclusions de leur visite ; elles rejoignent les préoccupations des travailleurs d’aujourd’hui. Laissons-leur la parole:
« Il est nécessaire de constater dans ces grandes fêtes du travail, de la science, le développement considérable que prend de jour en jour l’action mécanique, le rôle de la machine en la forme actuelle de la société arrachant de plus en plus des mains du travailleur son indépendance. Dans n’importe quelle industrie, tout a subi une évolution économique qui place le producteur dans des conditions plus graves qu’autrefois.
« Il y a dans l’accroissement du machinisme une surproduction du travail qui entraîne le chômage. La France a 40 000 appareils à vapeur faisant une force de 1 500 000 chevaux représentant l’équivalent de milliers d’ouvriers. C’est donc pour remédier à cet état de choses que nous formulons les vœux suivants : limitation de la journée de travail, fixation d’un minimum de salaire, régler le travail internationalement, salaire égal à travail égal entre les hommes et les femmes, suppression du travail des enfants en dessous de 14 ans. Nous terminons au cri : Vive la révolution économique et sociale et la socialisation des moyens de production ».
L’enseignement que nous pouvons en tirer c’est que ces militants ouvriers ne refusaient pas le progrès technique, mais attiraient l’attention sur la nécessité de lutter pour obtenir des garanties d’emploi et de bénéficier des nouvelles richesses produites. Des acquis ont été obtenus depuis, mais il reste du grain à moudre pour la classe ouvrière.
Bibliographie :
Archives de la Bourse du travail de Lyon
Le Journal de Rouen
Histoire de la France Contemporaine- Tome 4- Ed. Sociales
Rouen port de mer- Image du patrimoine.