Numéro 29 - Automne 2007
Aperçu des rapports sociaux dans l’industrie du textile d’Elbeuf
(Fin du XVIIe siècle; Révolution).
Pierre
Largesse
Notre étude porte sur Elbeuf qui, pendant longtemps vécut presque exclusivement de la fabrication du drap de laine cardée. Le sujet fait appel à des données multiples et variées, des données aussi complexes que l’économie, le social, la politique, mais aussi le culturel, le religieux qui sont à prendre en compte. Il est évident que les limites imposées par cet article nous ont forcément contraint à trancher dans la richesse du sujet. Nous avons suivi l’ordre chronologique pour cette étude et en conclusion, essaierons de mettre à jour évolutions et permanences.
Rapports sociaux et fiscalité (1)
Nous verrons ici comment les fabricants d’Elbeuf par le fait de leur domination économique vont s’assurer un régime fiscal tout à leur profit, en faisant payer aux autres, les moins nantis et d’abord à leurs ouvriers, les impôts que la ville doit verser. Alain Becchia en publiant ses recherches n’hésite pas à mettre pour titre à son étude : « Main-basse sur la ville ».
La domination des maîtres drapiers ne fait aucun doute. Eux-mêmes en sont conscients et aiment à le rappeler. En 1776, On dénombre 60 maîtres-fabricants « faisant vivre toute la population »… Cette domination se double d’une indéniable emprise sur les institutions municipales, qui se mettent en place progressivement dans la second moitié du XVIIIe siècle.
C’est en 1768 que la comtesse de Brionne désigne le premier maire, Jean Nicolas Lefebvre drapier. Ce sera le premier fabricant de drap accédant à des fonctions publiques. En1775 Louis XVI nomme lui-même Charles Le Roy, maire, et les deux échevins Joseph Godet et Charles Delarue (tous drapiers).
La domination politique que les fabricants exercent sur la ville se révèle source de profits. Le mécanisme semble toujours le même : la ville a besoin d’argent à un moment donné ; les notables les plus riches, c’est-à-dire des fabricants, lui avancent les sommes nécessaires.
Lorsque les prêts s’avèrent très importants, la municipalité constitue pour les rembourser des rentes à 5 % d’intérêt, alimentées par les recettes du « tarif » ou des autres octrois. Une partie des recettes des octrois revient bien aux fabricants par le biais des remboursements à intérêt de rentes constituées. Les marchands-fabricants elbeuviens ont réussi à maîtriser parfaitement la fiscalité et à la tourner - voire à la détourner - à leur profit. Nous étudierons deux sortes d’impôt :
Pour la capitation la communauté des marchands-fabricants prend à son comte les 2/5 (soit 40 %) du montant de cet impôt. Le reste à la charge de la population, essentiellement ouvrière.
L’impôt de la taille est la réussite (de leur point de vue, naturellement), la plus incontestable. Les fabricants ont obtenu dès 1708 de pouvoir lui substituer un octroi, généralisé à l’ensemble des matières premières, denrées et produits fabriqués entrant en ville, surnommé ici « le tarif ». Un impôt direct, de répartition, basé sur les revenus estimés, a ainsi été transformé en taxe de consommation, socialement plus injuste. En bref une grande partie de l’impôt est adroitement rejetée sur l’ensemble de la population. Celle-ci entièrement dominée par la caste économique des fabricants va tenter de réagir et de lutter.
Dans cette démarche courageuse de contestation, on peut voir la première exigence de justice fiscale, ce qui se rapporte tout à fait à notre étude sur les affrontements sociaux. En effet, en 1776 Nicolas Roussel, marchand chandelier-cirier, et Moïse Sentier vont de porte en porte. Ils recueillent près de la population ouvrière (« dans cette classe du peuple toujours disposée au trouble surtout quand on lui présente l’occasion d’insulter aux citoyens aisés desquels toutefois elle tire sa subsistance » écrivent les échevins-fabricants) des signatures au bas d’une pétition.
Le tribunal de l’élection de Pont-de-l’Arche enjoint l’organisation d’une consultation, véritable référendum populaire, pour délibérer sur la continuation ou l’abolition du tarif et le rétablissement éventuel de la taille. Cela n’arrange pas du tout les fabricants, la classe dominante, et les officiers municipaux en appellent à l’Intendant de la Généralité. Voici quels sont leurs arguments :
« Chaque individu a acquitté au prorata de sa consommation et il était le maître de la borner autant qu’il lui plaisait, et par conséquent de restreindre sa charge d’impôt qui était proportionnée à sa consommation ». Autrement dit, mangez moins, buvez moins, et vous payerez moins d’impôts indirects… Nul doute que le cynisme d’une telle logique ne devait guère apaiser la population.
Les arguments sociaux sont ceux qui révèlent le mieux la vision des fabricants. À la fois dominants et ultra-minoritaires, ils se sentent constamment menacés par la masse misérable de leurs employés. On perçoit déjà ici les sentiments qu’éprouveront un demi-siècle plus tard, face aux prolétaires, les patrons constamment sur la défensive et se comparant parfois eux-mêmes aux planteurs coloniaux face à leurs esclaves. Politiquement, les maîtres-drapiers s’insurgent contre l’idée d’une assemblée générale des habitants, prenant des décisions démocratiquement par la voix du plus grand nombre, surtout en matière fiscale. Un pouvoir fort est une nécessité pour leurs intérêts économiques. Ce sera une exigence permanente, on le verra bien par la suite.
Sans ambages, le maire et les échevins décrivent une situation sociale fondée principalement sur des rapports de forces, qu’en d’autres temps on appellera « lutte des classes ». Selon la municipalité en effet, l’assemblée générale projetée « met cette classe de citoyens d’Elbeuf qui nourrit l’autre (toujours le thème du maître nourricier) à la merci de cette dernière. Il serait, pour les fabricants, « absurde » que la répartition de la taille « se trouvent à la merci de ceux qu’ils stipendient et que sous le prétexte d’une fortune qui n’est pas également partagée, ils soient arbitrairement imposés [ … ] au gré du caprice et de l’affection de leurs propres ouvriers et fournisseurs ». Ou encore : « il serait inouï et sans exemple qu’une foule d’ouvriers, qu’un tas de gens réduits à la mendicité, décident du sort d’une imposition dont dépend celui d’une manufacture aussi étendue et aussi utile à l’État que la manufacture d’Elbeuf ».
« Il n’est pas possible que sa Majesté laisse subsister une pareille sentence. Elle ne peut s’exécuter sans exposer les officiers municipaux et les fabricants à la fureur de la populace ; il faut qu’ils quittent leurs foyers ; il faut qu’ils abandonnent leurs manufactures et leurs familles si sa Majesté ne maintient la tranquillité ».
Pour s’assurer de leur victoire fiscale les notables elbeuviens s’adressèrent directement, sans passer par les responsables provinciaux, au plus haut niveau de l’État et notamment au Contrôleur général. C’était faire preuve d’une audace, contraire à la procédure et à la hiérarchie institutionnelle, significative de la conscience qu’ils avaient de la suprématie qui était la leur.
Le 3 septembre 1776 le Conseil d’État, instance juridique du Royaume, leur donne satisfaction et déboute le tribunal de l’élection de Pont-de-l’Arche. Les fabricants triomphaient totalement, mais au prix d’un procès onéreux qui dut beaucoup agiter l’opinion. Ce contrôle de la fiscalité, que l’oligarchie des fabricants réussit à mettre en place, puis à préserver jusqu’à la Révolution, nous semble, écrit Alain Becchia constituer un élément très important de leur réussite et de leur prospérité.
Quelle va être leur attitude dans les
bouleversements révolutionnaires ?
(1) Becchia (Alain), La draperie
d’Elbeuf (des origines à 1870), P.U.R., 2000. L’auteur est professeur à
l’Université de Chambéry. Il est vice-président de la Société de
l’Histoire d’Elbeuf.
Rapport sociaux et Révolution.
La fin de l’ancien régime est donc marquée par des rigidités : notamment juridiques avec la persistance des Statuts de la Manufacture (1667) ; économiques (certains fabricants sont millionnaires) ; sociales (apparition de résistance contestataire).
Il fallait faire sauter des verrous, puisque même pour la bourgeoisie locale classe dominante, l’action de l’Inspecteur de la Manufacture, agent de l’Intendant provincial, entravait le développement de l’entreprise où les premières « méchaniques » à filer la laine sont apparues. Le mode de production se modernise et, sans en avoir conscience va obliger les fabricants qui veulent gagner toujours davantage, à des positions politiquement révolutionnaires.
Un autre facteur — très important — concerne la haute politique internationale et les échanges.
Alors que le pouvoir monarchique a signé en 1786 une série de décrets favorisant la liberté du commerce en abaissant les droits de douane ce qui favorisait l’entrée des draps anglais, les fabricants elbeuviens réclament pour ceux-ci la fermeture des frontières. En ce sens, ils s’opposent donc au pouvoir royal. Mais les institutions existantes leur interdisent de le faire ! Il en est de même pour pouvoir diversifier leurs produits. Ils veulent pouvoir embaucher sans contrainte ouvriers, femmes, enfants, même puisque les nouvelles machines le permettent : les statuts de la manufacture le leur interdisent ! C’est une belle illustration de thèses célèbres que je rappelle ici.« A un certain stade du développement de ces moyens de production et d’échange, les conditions dans lesquelles la société féodale (entendez monarchique) produisait et commerçait, […] les rapports féodaux de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en pleine croissance. Ils entravaient la production au lieu de la faire avancer. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Ces chaînes, il fallait les briser : elles furent brisées. ». 2
A la veille de la Révolution, l’industrie textile elbeuvienne traversait une vaste crise de vente. Une enquête de l’assemblée provinciale siégeant à Rouen révèle au printemps 1788 la baisse générale de l’activité économique. A Elbeuf, 500 ouvriers étaient sans emploi et les fabricants estiment que leur nombre atteindra 2000 dans les trois mois suivants 3.
Le Cahier des plaintes et doléances du Tiers Etat de la Ville d’Elbeuf est rédigé par les drapiers et adopté par le Conseil municipal où ne figure aucun ouvrier, bien entendu, le 28 mars 1789. Il est représentatif des doléances de la bourgeoisie urbaine qui demande une Constitution garantissant les libertés individuelles, la suppression des privilèges fiscaux et en préambule la suppression « du funeste traité avec l’Angleterre ». Il n’y a pas de représentant d’Elbeuf aux États Généraux qui s’ouvrent le 6 mai.
Le 17 juin, le Tiers État se constitue
en Assemblée nationale. Les notables elbeuviens approuvent, comme ils
approuveront les actes du pouvoir en place - de bon gré, ou de mauvais
gré, c’est-à-dire sans opposition manifeste. Prudence oblige !.
Pendant la Révolution.
Un des premiers actes du pouvoir local est de former un corps de milice bourgeoise pour « maintenir le bon ordre et la tranquillité publique qu’une fermentation générale risque de troubler ». On y décèle la peur du peuple. Ce corps de Volontaires est « dans la main » de la municipalité et donc des drapiers qui s’appuient même sur les hommes du prince de Lambesc, duc d’Elbeuf. Mais cette domination abusive des fabricants va rencontrer l’hostilité des juristes locaux : les avocats Balleroy, Asse, Hervieu du Homme, auxquel vont se joindre bientôt « un très grand nombre » de citoyens actifs qui mènent la lutte contre l’aristocratie fabricante. Ceux-ci ont pris au sérieux et avec espoir les premiers actes véritablement révolutionnaires de l’Assemblée nationale. Quelle différence avec l’attentisme distant des drapiers !
En novembre 1793, la Société Populaire d’Elbeuf est créée. Mais la cotisation élevée de 10 livres en interdit pratiquement l’accès aux salariés. Les notables la dirigent, comme ils dirigent la municipalité : d’une main ferme. Elle ne regroupe pas tous les patriotes de la ville, loin de là et ne tombe pas dans le lyrisme de la fraternisation républicaine. Elle refuse de s’associer aux Jacobins de Paris et ses membres seront accusés par le Président de la Société Populaire d’Elbeuf le 12 décembre 1793 d’être des « membres gangrenés d’aristocratie ». Après le 9 Thermidor, elle devient une véritable avant-garde de la réaction thermidorienne.
François Balleroy, Sans-culotte d’idées et non par son appartenance sociale (il était avocat), va se dresser contre la toute-puissance des fabricants, il va évoluer vers des positions républicaines, de plus en plus radicales. Il sera à l’origine de la Société Populaire et Révolutionnaire des vrais Sans Culottes d’Elbeuf. Il est soutenu par les ouvriers qui, parce qu’ils la subissent, approuvent sa dénonciation de l’attitude de leurs maîtres.
Citons-le : (Pour les drapiers) « le grand objet était de rétablir les abus de l’ancien régime, à l’égard de la fabrication des draps. Ils ne virent qu’avec colère l’établissement d’une foule de nouveaux concurrents que leur a suscité la liberté du commerce et qu’ils appellent dédaigneusement « les fabricants de la Révolution ». C’est à écraser, c’est à ruiner ceux-ci qu’ils emploient toutes leurs mauvaises combinaisons.
« Un autre juge de paix (Balleroy occupe cette fonction) qu’ils auraient fait nommer à leur dévotion, bien partial, sans vergogne, bien dans leur système, aurait lors des contestations fréquentes qui s’élèvent entre les fabricants et leurs ouvriers, appris à ceux-ci à ne pas demander souvent justice avec espoir de l’obtenir. Ainsi les formes auraient été changées, et le fond des abus eût été conservé. »
Tout est dit, et son analyse est alors très moderne ; elle anticipe sur celle que nous trouverons plus tard chez les premiers socialistes. La pertinente analyse politique de Balleroy reste d’une fraîcheur extraordinaire.
Sous l’aspect économique, les choses vont beaucoup mieux. Dans l’obligation d’équiper en toute urgence les centaines de milliers de volontaires de la levée en masse d’août 1793, la Convention commença par interdire l’exportation de draperies. Puis les commandes arrivèrent. Le Conseil général de la cité décréta que « tous les ouvriers et ouvrières de la ville sont en réquisition pour travailler à la confection des ouvrages nécessaires au service et aux besoins des soldats ».
Plus de 20 000 pièces de drap furent commandées. Quelle aubaine pour les fabricants ! D’autant plus que les salariés étaient muselés ou accusés d’être de mauvais patriotes à la moindre tentative d’action revendicative !
Sur le plan social, on ne perçoit aucune évolution durable dans la condition des ouvriers du textile. Cependant une hausse des salaires — dont nous ignorons l’ampleur — fut la conséquence d’une tension certaine sur le marché du travail, liée à la multiplication des fabriques et à l’importance des commandes militaires.
Hausse sans lendemain : avec le retournement de la conjoncture et les menaces de famine (dès 1795), la principale et vitale préoccupation de la population ouvrière redevint la nourriture…
Pas d’explosion sociale, cependant, et aussi absence quasi-totale des ouvriers dans les débats politiques locaux : s’agit-il du respect atavique du pouvoir des fabricants ? ou d’un effet du patriotisme ? .
Le fait majeur de la période révolutionnaire à Elbeuf est la formation d’une structure patronale dualiste : D’un côté, la persistance d’un noyau de grands fabricants, véritables entrepreneurs ; de l’autre, l’émergence d’une nébuleuse de modestes fabricants, issus d’autres milieux - grâce à la décision de briser les statuts de la manufacture donc le numerus clausus qui était imposé sous l’Ancien régime. Ce bouillonnement dans la profession préfigure l’ascension fulgurante, dans le premier tiers du XIXe siècle de quelques self made men (tels Théodore Chennevière), qui ne seront pas moins ardents que leurs prédécesseurs à pratiquer l’extorsion de la plus value sur le salaire ouvrier.
Ce sera l’objet de notre prochain article.