Numéro 3 (1998)
Trentenaire de Mai 68, témoignage:
Mon “Mai juin 68 ”
Par Jacques Defortescu
Jacques Defortescu n’est pas devenu militant pendant le mois de mai 1968. Cependant, les “événements” vont être un élément accélérateur de son engagement militant, comme beaucoup de jeunes de sa génération.C’est tout naturellement qu’il deviendra secrétaire général de l’Union Locale des Syndicats CGT du Havre en 1984, poste qu’il conservera jusqu’en 1997.
1967: mes 20 ans comme mon mariage sous le signe des luttes et des manifs !
Paradoxalement, mon mai 68 commence en 1967. Arrivé dans l'entreprise “ Tréfileries & Laminoirs du Havre ” en 1964 après mon CAP d'ajusteur, je suis déjà responsable des jeunes métallos C.G.T. en 1967.
Je me rappelle tout particulièrement de cette nuit du 24 février 1967, le jour de mes 20 ans, où, avec quelques camarades, dont Raymond Lecacheur, alors secrétaire de L'U.S.T.M. - C.G.T., nous avons négocié avec les patrons de la métallurgie havraise, afin d'obtenir une réduction du temps de travail sans perte de salaire (déjà !) et l'amélioration de la convention collective. La négociation va durer toute la nuit, Les luttes se développent.
Le vendredi 13 octobre 1967 est, pour moi, une autre date remarquable. L'après-midi, je me marie à la mairie du Havre, alors que le matin même je participe, avec plusieurs milliers de manifestants, à une importante manifestation pour la défense de la protection sociale devant Franklin : Quelle journée!
Il y avait à l’époque un accord d'unité entre la C.G.T. et la C.F.D.T. Le 13 décembre 67 sera marqué par une nouvelle grande manifestation dans les rues du Havre.
Puis arrive le 1er mai 68. Les luttes se développent et la manif sera encore plus importante et plus remuante que d'habitude. Aux Tréfileries, je ne suis pas encore élu du personnel. Quelques mois auparavant, une bourrasque avait failli décapiter le syndicat C.G.T. à cause de problèmes liés au non-respect de la démocratie syndicale. Avec quelques jeunes nous commençons à ruer dans les brancards. Etablissant nos cahiers de revendications, nous multiplions grèves, arrêts de travail. Mais la direction ne veut rien savoir et renvoie tout à la Direction Générale. Les salaires ou les conditions de travail sont au centre de nos revendications. Or il y avait à l'époque 17 établissements et 4000 salariés dans la société et les négociations avec la Direction Générale n’existent pas.
L’étincelle qui met le feu à la poudre.
Cependant, je suis déjà membre du Bureau de l'Union Locale CGT. Avec Henri Batard et Louis Eudier, nous pensons que le moment est venu de hausser le ton fasse à un patronat havrais très coriace, “ Le plus réactionnaire de France ” se plaisait à dire Louis Eudier. La répression des jeunes étudiants à Paris le 10 mai va nous permettre de mettre le feux aux poudres.
Le 16 mai, Raymond Lecacheur et moi, nous nous rendons ensemble au Comité d’Entreprise de l’usine Renault de Sandouville. L'usine de Cléon est occupée depuis la veille. Plusieurs débrayages ont lieu dans la journée à Sandouville. Ils sont parmi les plus importants jamais réalisés dans cette jeune entreprise, dont plus de la moitié des salariés vient du monde agricole, sans expérience des luttes ouvrières. Ce jour-là le personnel Renault Sandouville décide d’occuper l’usine.
Mais revenons à Tréfimétaux. Le samedi 18 mai, l'ensemble des salariés convoqués par le syndicat C.G.T. de l'usine décide la grève et l'occupation de l'usine. Pendant le week-end nous organisons les tours de garde. Je me rappelle avoir chassé le chef-gardien de son bureau... I1 m'en veut encore.
Partagé entre mon activité à l'Union Locale et celle des Tréfileries, mes camarades de l'usine comprennent très vite que ma tâche est d’être à Franklin. J'y passe mes jours et mes nuits avec les membres du Bureau de l'U.L...
Nous installons un lit pliant et à tour de rôle nous restons près du téléphone pour réagir à tout ce qui peut se passer, y compris la nuit. Nous préparons les manifestations quasi-hebdomadaires. Nous sommes 10, 20 ou 30000 dans les rues du Havre, au coude à coude sous un soleil de plomb.
Je me souviens particulièrement d'une grande manifestation place de l'hôtel de ville, sur cette grande place noire de monde. Une femme enceinte s’évanouit si bien que nos camarades du syndicat des hospitaliers doivent s’en occuper. Dans un premier temps ils la font entrer dans le Hall de l'hôtel de ville, avant de la faire conduire à l’hôpital. L'enfant, qui devait naître, a donc trente ans aujourd'hui, qu'est - il devenu ?
Très vite dans les usines et la mienne en particulier, l'aspiration à changer le travail, à travailler autrement et dans de meilleures conditions avec plus de dignité, se fait jour. C'était insupportable pour le patronat et la droite, on remettait ainsi en cause leur sacro-sainte autorité. Après le détour par Baden-Baden de De Gaulle, la droite s'organise et commence à organiser des contre- manifestations.
Franklin centre névralgique du mouvement.
De Franklin nous gérons toute l'activité économique de la ville paralysée par la grève. Le Comité de grève que nous avons constitué se réunit presque tous les jours. Il doit donner son aval pour tout : Retirer de l'argent à la banque de France, donner des bons d'essences aux particuliers ou encore distribuer, pour les plus défavorisés, des pommes de terre. Tout passe par “ Franklin ”. Chaque jour de nouvelles questions apparaissent qu'il faut régler. Les anciens comparent cette période à 1936. Nous, les plus jeunes, avons bien l'impression de vivre des moments forts et très importants, sans pour autant nous en rendre complètement compte. Ce sera vraiment une période très enthousiasmante. Il fallait réfléchir très vite, de manière la plus collective et politique possible. D'autant que le grand patronat et la droite ne restaient pas les deux pieds dans le même sabot.
Je me souviens d'une manifestation, très provocatrice, organisée par eux dans les rues du Havre. L'ingénieur, chef du service où je travaillais et qu'on appelait “ Nanard ”, sautait comme un cabri avec une pancarte sur laquelle était écrit : “ Les cocos à Moscou ”. Ce triste individu sera remercié quelques temps plus tard pour avoir détourné plusieurs millions d'anciens francs à Tréfimétaux, l'affaire fut d'ailleurs étouffée.
Après plusieurs jours de grève et des négociations parfois difficiles, nous reprenons le travail. Pour la première fois le patronat est contraint de reconnaître la section syndicale à l'entreprise, et de nous payer les jours de grèves, etc.
Pour autant, cette reprise n’est pas facile. Mes camarades dirigeants du syndicat Tréfimétaux ont l'idée saugrenue de faire mettre dans la cour de l'usine, à droite ceux qui sont “ pour la reprise ”, et à gauche ceux qui sont “ contre ”.
Ils ont pris soin de demander auparavant aux cadres et aux employés, avec lesquels nous n'avons pas les meilleurs rapports, de sortir. Mais ce qui devait arriver arriva: Les deux groupes étant d'égale importance, s’invectivent, s'insultant même dans un face à face verbal, et un petit groupe reste au milieu ne sachant pas sur quel pied danser. Il faudra de nombreux mois pour ensuite ressouder tous ce petit monde.
Lorsqu’en 1969 je serai élu Secrétaire du syndicat, il reste encore de nombreux stigmates de cette période. Ce sectarisme aura permis la création et le développement d'une section syndicale CFDT, et freinera le développement d'une section syndicale Ugict que nous avions créée.