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Numéro 3 (1998)

Témoignage

Mai 68 à l’OTR (Grand Quevilly)

Entretien avec Robert PRIVAT

Le Fil rouge: Tu as vécu de façon intense le mois de mai 1968”

Robert Privat : Mai 68 ? Une multitude d'images surgissent et se bousculent. Ce fut un printemps extraordinaire... il faisait beau... et puis avions 30 ans de moins!

Mais l'intérêt d'en parler n'est évidemment pas d'égrener des souvenirs nostalgiques, tels “d'Anciens combattants” d'une cause utopiste en de fols engagements effrités par trois décennies et considérés maintenant par certains, comme d'inévitables et sympathiques erreurs de jeunesse.

C'est pourtant ce qui domine dans les médias qui se complaisent à braquer le projecteur sur les étudiants de l'époque, dont la plupart des leaders sont aujourd'hui rangés, casés et loyalement intégrés au système capitaliste qui avait alors motivé leur éphémère révolte...

A l'Organisme Technique Régional de Rouen, créé 3 ans plus tôt à partir des Organismes Interdépartementaux des Ponts et Chaussées, mai 68 n'a vraiment pas été vécu comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais plutôt comme l'élargissement généralisé de la mobilisation unitaire suscitée par la C.G.T. depuis des années, sur des objectifs précis, déterminés par les syndiqués et, plus largement par les personnels.

En effet, née depuis les années 50 au Labo Régional, la section CGT de l'OTR était forte de nombreux adhérents, très active, très combative. Elle avait, au cours des années, remporté de notables succès revendicatifs, par des multiples conflits de masse avec la Direction Locale.

L'Ingénieur en chef, M. Arquié, menait la vie dure à nos militants, leur infligeant de lourdes sanctions répétitives : blâmes, avertissements, mises à pied de 3, de 8, de 15 jours.

Notamment en 1966 et 1967, les agents de l'OTR avaient massivement participé à toutes les journées d'action confédérales CGT - CFDT, pour les salaires, la sécu, les retraites, etc. avec leurs revendications spécifiques, ou a des manifestations particulières, à la sortie de l'O.T.R., au Carrefour de la R.N. 840, pour les reclassements, les salaires, de plus amples crédits routiers.

La vivacité et L'originalité de nos initiatives étaient bien connues dans l'agglomération rouennaise. (voir l’article “la fête à Coquand” dans Le Fil Rouge N°1)

Le Fil rouge: Tout ceci se passait avant 1968...

Robert Privat: Oui, mais nous n'avons pas vécu 1968 comme une rupture. Ce fut plutôt une amplification de notre rythme. Nous abordions 1968, forts d'une longue série de démarches et d'actions “tous azimuts” à l'impact directement mesurable.

Le 12 janvier, l'assemblée des adhérents accueillait 15 nouveaux syndiqués et proposait au Syndicat National CGT l'organisation d'une campagne revendicative associant tous les Labos, pour la révision de la circulaire Coquand et la parité salariale L.C.P.C.-Labos de Province, en y invitant la C.F.D.T..

Cette proposition rouennaise était reprise le 14 janvier par le Secrétariat National C.G.T. sous forme d'une lettre à la C.F.D.T.

Parallèlement, nous demandions l'appui des élus de la Seine Maritime.

Appel entendu : à la Session de Printemps, le Conseil Général, unanime, adoptait le 1er avril un vœu proposé par le groupe communiste, qui réclamait pour les Labos, une part du Budget National adaptée aux besoins, la parité des salaires Paris-Province, la fusion des circulaires en prélude à un véritable statut National.

172 signatures étaient collectées à l'O.T.R. sur la pétition du Syndicat National destinée à M. Dreyfus, nouveau directeur des routes.

Le Fil rouge: Quelle fut l'attitude du personnel face à la répression qui frappa les étudiants parisiens

Robert Privat: A L'O.T.R., quand survinrent ces brutalités policières il y eut identification d'intérêts et totale solidarité face à un même pouvoir.

Plusieurs militants et adhérents de la Section C.G.T. participèrent à la première grande manifestation rouennaise (après celle du 1er mai - C.G.T. - Fen) convoquée d'urgence dans la journée du mercredi 8 mai pour 18 h 30, place Cauchoise, à l'appel de L'Union Départementale CGT, de 1' Ager-Unef, du Snes-Sup (Fen) du Syndicat National des chercheurs Scientifiques (Fen) et des sections d'enseignants du Sgen-CFDT).

Nos camarades y découvrirent l'étrange comportement de quelques étudiants se déclarant “révolutionnaires”, plus soucieux de créer des incidents dont les vitrines de l'étroite rue Cauchoise auraient fait les frais, que de participer à la démonstration de masse voulue par les organisateurs. Le comble de la stupeur fut atteint chez les Camarades de l'OTR quand les mêmes affirmèrent être les éveilleurs de la classe ouvrière depuis longtemps en léthargie...

Le Fil rouge: Comment réagit la masse du personnel de l'OTR.?

Robert Privat: Lorsque nous apprîmes la réunion d'urgence des Confédérations provoquée le samedi 11 mai par la C.G.T. qui y proposa la Grève Générale de 24 heures pour le lundi 13, les membres du bureau de la section C.G.T. se concertèrent et préparèrent une motion à soumettre au Personnel, à la grille d'entrée.

Le matin du 13 mai, ce texte approuvant l'arrêt de travail de 24 heures et la participation au rassemblement des U.D., condamnait les violences policières, affirmait la solidarité avec les étudiants et enseignants, réclamait une réforme démocratique de l'enseignement, saluait l'union réalisée contre le régime et réaffirmait les revendications spécifiques aux labos.

Il fut approuvé par l'énorme majorité des personnels massés à la grille d'entrée, qui partit pour le rassemblement de Rouen.

Dans la foulée, les Unions.Départementales de la Seine Maritime lancent le 14 mai un appel à des actions et démarches pour le lendemain.

Le mercredi 15 mai, la Confédération CGT, dans une adresse “aux travailleurs et travailleuses de France” incitait à déterminer partout les revendications et modalités d'action pour le Smig à 600F, l'abrogation des ordonnances d'amputation de la Sécu, le plein-emploi pour tous, les libertés syndicales, la réforme démocratique de l'université et de l'école, pour un mouvement unitaire apte à imposer un gouvernement populaire et les changements nécessaires . . .

Le vendredi 17 au soir, alors que Le C.C.N. C.G.T. venait d'appeler à la multiplication des luttes, l'U.D. C.G.T. 76 annonçait à 18 h l'occupation par des dizaines de milliers de travailleurs, de plus de 20 grandes entreprises (Renault à Cléon et Sandouville, Cipel et Kéber-Colombes à Elbeuf, Sidélor à Déville, tous les Chantiers Navals du Havre et du Trait, le port de Rouen etc...)

Les membres du Bureau CGT de L'OTR. prirent contact pendant le week-end et se présentèrent le matin du 20 mai avec un tract de la CGT. appelant à 24 heures de grève éventuellement reconductible. L'accueil fut quasi-unanime.

Aussitôt, assemblés devant les locaux de la direction les personnels décidaient :

Détail significatif de la détermination du personnel : un ingénieur demanda une dérogation à la grève pour assurer un travail urgent et capital sur l'autoroute...

Refus catégorique et peu aimable de l'assemblée; on apprenait dans la matinée que ce fameux chantier était paralysé par la grève de l'entreprise depuis le matin.

Le Fil rouge: Que devenait l'Ingénieur en Chef, Directeur de l'O.T.R. ?

Robert Privat: Dès le 1er jour de grève, M. Arquié cédait sur 6 revendications locales, dont le rétablissement d'une prime de poussière refusée depuis plusieurs années, des mesures pour la formation, du matériel pour le local syndical, l'élection désormais au scrutin proportionnel de la commission de classement , etc. . .

Chaque matin, les personnels assemblés entendaient un compte-rendu des démarches, entretiens téléphoniques, délégations, contacts avec la direction de l'O.T.R., avec le Directeur du LCPC qui était alors notre interlocuteur central direct, avec le Directeur des Routes, avec les Syndicats Nationaux, les Informations relatives aux entreprises de La Région, etc.

Tout ceci était discuté avant décision de démarches, de participation aux manifestations extérieures, et de reconduction de la grève pour La journée.

Au cours des Assemblées quotidiennes qui, parfois siégeaient toute la journée, il était remarquable de voir largement pris en charge le programme revendicatif élaboré par le 1er Congrès C.G.T. des labos, de mars 1667 et presque tous les participants prendre comme référence notre Bulletin “Labos” de mars 1668 qui appelait à L'action unitaire et commentait le programme C.G.T. sur 8 pages détaillées et chiffrées...

Le Fil rouge: Aviez-vous des relations avec les structures interprofessionnelles de la C G T ?

Robert Privat: Oui, les militants de la Section étaient en contact avec l'Union Départementale CGT et l'Union Locale. Les Agents de 1'O.T.R. étaient nombreux dans les défilés rouennais et fort remarqués avec leur banderole très colorée qui clamait : “Tous auxiliaires, de l'ouvrier à l'ingénieur, nous voulons un statut national “

Dès le 20 mai, les Agents du Parc Départemental de l'Équipement installé à Rouen, avaient cessé le travail, mais aucun n'était syndiqué. Ils firent appel notre section CGT qui leur fournit le programme revendicatif du Syndicat C.G.T. des ouvriers des parcs et ateliers et les aida à constituer leur section syndicale.

Nous eûmes aussi des contacts avec ceux de la DDE où la grève avait débuté le 22 mai sur appel intersyndical.

A l'O.T.R., les Assemblées étaient parfois très animées, surtout après la 1ère semaine. Un matin, le photographe de L'O.T.R. à l'idéologie un peu “complexe”, affirma que “devant l'absence de pouvoir gouvernemental”, il n'y avait plus d'interlocuteur pour nous et qu'il convenait donc de suspendre la grève. Il trouva quelques échos parmi les plus timorés.Vigoureusement contré par les militants de la C.G.T. approuvés par la masse des présents, il décréta : “Vous ne comprenez rien, je pars à PARIS sur les barricades”.

Entre autres conquêtes de ces jours du printemps 1968, comment ne pas noter un net changement d'attitude de l'Ingénieur en chef envers nos militants, lui qui, peu auparavant faisait preuve d'un autoritarisme d'un autre âge et ne cédait jamais la moindre concession que devant des rapports de force impliquant de nombreux Agents. Je fus syncopé en ce jour de mai où, m'apprêtant à entrer dans la salle de conférence, d'un geste d'une inattendue familiarité, il m'attrapa par l'épaule et me demanda, “mi-figue, mi-raisin”:

Dites, Privat, si je prends ma voiture de fonctions, vous n'allez pas leur dire que c'est une provocation ?”

Il est vrai que nous avions interdit -devant la pénurie d'essence- aux 6 ou 8 agents qui n'avaient pas cessé le travail, d'utiliser les véhicules et le carburant de l'administration pour leurs trajets domicile travail.

Le Comité de grève avait d'ailleurs acheté au Comité de grève de la Shell plusieurs milliers de litres de carburant que nous revendions aux grévistes de L'O.T.R.

La grève fut reconduite chaque jour depuis le 20 mai, pendant deux semaines. Lors de l'ultime assemblée, le Conseil de la Section syndicale C.G.T., présentant le remarquable bilan revendicatif tant local que national, proposa la reprise du travail pour le 4 juin, à la vigilance quant aux promesses directoriales et à la poursuite sous diverses formes de l'action pour les revendications non satisfaites.

Il y eut débat. Quelques irréductibles affirmèrent contre toute évidence : “On n'a rien obtenu. On a perdu 15 jours de grève pour rien”. Cependant, la reprise fut votée par plus de 90 % des présents, pour le 5 juin. Les jours de grève furent payés, sous réserve de venir assurer 4 permanences du samedi matin.

Au cours des jours qui suivirent, tout le monde dut convenir d'un bilan très positif pour tous, PNT (Personnel Non Titulaire), Fonctionnaires, OPA (Ouvriers des Parcs et Ateliers), Auxiliaires sur grille départementale, tant pour les salaires que pour les congés, les libertés, les retraites, etc.

Évidemment, il fallut encore souvent se mobiliser pour l'application des promesses qui ne furent pas toutes tenues, contre les restrictions, etc.

En conclusion, chacun à l'O.T.R. pût apprécier le rôle décisif des militants de la C.G.T. au cœur de ces 15 jours de lutte unitaire pour les revendications essentielles prises en charge par les personnels.Les agents de l'O.T.R. ne s'y trompèrent pas : aux élections à la commission de classement d'octobre 1968, la C.G.T. emporta 6 des 7 sièges du 3ème collège et tous les sièges dans le 2ème.

 

site de l'IHS CGT 76e