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Numéro 3 (1998)

Regards sur une exposition

Le 1er mai 1998, tout un symbole, a été inaugurée l’une des quatre expositions composées par notre Institut CGT d’histoire Sociale de Seine Maritime, l’exposition du Havre à Franklin.

Voici un extrait du discours inaugural d’Albert Perrot, acteur de mai 68 et vice-président de notre institut:

En quelques jours, la grève est partout!

“...D’habitude, une lutte, même celle de 36 d’ailleurs, met un certain temps avant de se développer. Là en l’espace de quelques jours, hop ! Ça y est, la grève est partout, des occupations d’usines se réalisent, et si je prends Le Havre, et bien Le Havre, la première occupation d’usine ça a été Renault Sandouville, j’y ai participé d’ailleurs à la réalisation de cette occupation, le mercredi, avec Bernard Isaac, nous étions là plusieurs, et nous avons aidé les camarades de Renault Sandouville à réaliser cette première occupation.

Et ensuite, en quelques jours et notamment le vendredi, matin, ce sont tous les travailleurs des usines de la métallurgie du Havre qui se sont mis en grève, et qui ont occupé leurs usines.

Et ensuite, le samedi, il y a eu le secteur public, les cheminots, les traminots, la CFR qui a été la première raffinerie occupée en France.

Je pense, et je l’ai écrit dans la plaquette sur la lutte de 68 au Havre, que vous pourrez vous procurer tout à l’heure, ça a été comme une lame de fond qui a déferlé sur notre pays, et particulièrement sur notre département. Notre département a été rapidement en tête du nombre d’occupations d’usines dans toute la France.

Le 26 mai, 250 entreprises étaient occupées, et on pouvait évaluer à 250 000 grévistes dans le département.”

L’audace et le risque de l’occupation des usines

“La troisième caractéristique, c’est la forme de lutte, et personnellement je suis en tant que militant de la CGT, un de ceux qui insistent énormément sur le caractère exceptionnel et audacieux des occupations d’usines. Il faut quand même savoir, qu’une occupation d’usine c’est la violation du sacro-saint droit de propriété des patrons ! Vous savez très bien que n’importe qui ne peut pas rentrer dans ces usines, qu’il faut demander l’autorisation, et je peux témoigner, très personnellement, l’autre jour, nous avions, les amis du petit collectif, avec nous les amis de la télévision régionale. Ils ont voulu filmer simplement à l’intérieur de la cour de mon usine. Ils ont demandé l’autorisation, elle leur a été refusée. Ils ne s’y attendaient pas, mais moi, je le savais.

Cela veut donc dire que cette occupation d’usine, qui a été la forme prise par les travailleurs pour revendiquer, pour faire avancer leurs revendications, cette forme là était audacieuse, était risquée, et c’était un acte révolutionnaire, même si elle n’a pas créé une situation révolutionnaire, elle était en soi un acte révolutionnaire, car elle transgressait toutes lois établies, par l’ordre naturel du patronat et des capitalistes.

Et je suis de ceux qui insistent beaucoup là dessus. Nous pouvons reprendre d’ailleurs ce qu’avaient dit les camarades de Breguet en 1936.

N’oublions pas que c’est au Havre qu’a eu lieu la première occupation d’usine en 1936 à Breguet. Et nos camarades avaient repris la devise de Nungesser et Coli : “ Ceux qui les premiers ont osé ”.

Oui ils ont eu l’audace, en 36, de le faire. Nous avons eu l’audace, tous ensemble, de refaire ce même geste d’occupation d’usine.”

Et la culture entre dans les usines en grève.

“Une autre caractéristique de ce qu’a été mai 68 au Havre, et j’insiste beaucoup là dessus également : c’est l’importance de l’action culturelle, des animations culturelles. Là non plus cela n’a pas été une génération spontanée. Nous avions, depuis plusieurs années, établi des liens de coopération étroite entre des militants, entre des comités d’entreprises, entre une association comme Tourisme et Travail et la Maison de la Culture. Cela avait commencé avec Marc Néter, et cela s’était amplifié considérablement avec la venue de Bernard Mounier. J’avais espéré d’ailleurs que Bernard aurait pu être des nôtres aujourd’hui, mais il vient de tourner un film en Angola, et lorsque je l’ai eu au téléphone, il revenait, et il a regretté évidemment de ne pas pouvoir venir.

Mais, c’est vrai que Bernard Mounier a joué un rôle, j’allais dire essentiel, dans ce qui s’est fait dans les animations culturelles, et pourquoi ? N’oublions pas qu’à cette époque, le ministre de la culture c’était pas n’importe qui, c’était André Malraux, et quand Bernard Mounier lui a demandé de mettre la maison de la culture au service des comités d’entreprises et des syndicats, des travailleurs qui étaient en grève, ça a été un refus catégorique de sa part.

Et bien Bernard Mounier, lui aussi, a fait un geste d’audace. Il a dit, et bien tant pis, je le risque, peut être risquait-il même sa place, mais il a décidé de mettre tous les moyens de la maison de la culture au service des entreprises.

259 animations culturelles dans les usines

“Il y a eu, pendant des journées, des semaines, du matin au soir, l’équipe d’animateurs de la Maison de la Culture renforcée par des camarades des entreprises, par des camarades de Tourisme et Travail, qui sont venus jours après jours, passer des films, venir avec des acteurs, avec des troupes de théâtre, comme le “ théâtre Gérard Philippe ”, avec des chanteurs comme “ les Troubadours ”, etc.

Il y a eu 259 animations de réalisées. C’est unique en France. Nulle part ailleurs, il n’y a eu autant d’action culturelle que ce qui a été fait au Havre. Je crois que là nous pouvons saluer cela comme une caractéristique essentielle de ce qui s’est passé en 68.

Car ces murs qui sont souvent pour les travailleurs signe de travail, de contrainte, parfois d’humiliation, de dureté, de travail difficile, devenait tout d’un coup, des murs d’arc-en-ciel, de joie, de convivialité, de découverte et de relations nouvelles, entre des artistes, entre des créateurs et des ouvriers. Et quand une main, poigne de main rude d’ouvrier, serre la main d’un créateur, d’un artiste, quand ensemble ils partagent le repas, il y a toute une découverte, des relations nouvelles qui se créent, et c’est là que la culture devient véritablement ce qu’elle doit être, c’est à dire un instrument d’épanouissement de l’homme et un moyen d’augmenter son bonheur personnel, de lui donner un goût de bonheur comme l’a repris un titre de film sur 36.”(...)

Des moments intenses de fraternité et de bonheur!

“Je terminerai sur un caractère optimiste. J’écoutais encore ce matin ce que l’on disait à la radio. C’est curieux. Enfin, je ne l’ai pas du tout vécu comme cela. On disait que la France s’ennuyait, qu’elle était recroquevillée. Moi j’étais au boulot. Il fallait bosser. On n’avait pas le temps de s’ennuyer parce qu’il y avait du travail à faire et que si l’on ne travaillait pas on n’était pas payé. On n’avait pas de salaire. Donc on ne s’ennuyait pas.

Par contre, ce que je trouve dans mai 68, c’est que nous avons vécu des moments intenses de fraternité et de bonheur. Je reprends à mon compte quelques mots… d’ailleurs on a voulu faire un panneau sur “les jolis mai” vécus en mai 68… “ Le bonheur est une idée neuve ” voilà une belle devise. “ Du bonheur et rien d’autre ” et bien je vous transmets cela parce que je pense que nous avons besoin pour vivre, d’avoir ce goût de bonheur et je pense que 68 peut nous donner des raisons optimistes d’espérer pour transformer à nouveau la société d’aujourd’hui.” (...)

Faire revivre ce que fût mai 68 au plan local

“Je terminerai en vous présentant l’exposition. Il y a deux expos1 : une expo nationale qui reprend les grands thèmes et qui situe les grandes luttes de 68 dans le cadre national et international, ce qui nous a permis, au petit collectif du Havre de l’Institut CGT d’Histoire Sociale de Seine-Maritime, d’insister beaucoup sur les photos pour que chacun puisse vraiment revivre personnellement ce qu’il a vécu en 1968, et pour les jeunes générations de découvrir la réalité de ce qu’a été 68 au Havre.

Il y a trois panneaux pour la chronologie pour ceux qui voudront étudier de plus près ce qui s’est passé depuis le mois de mars jusqu’à la fin juin, c’est à dire à partir de la contestation étudiante, notamment avec la faculté de Nanterre et le mouvement du 22 mars animé par Cohn-Bendit.

Ensuite il y a le 13 mai puisque c’est le démarrage de 68 pour nous, avec la grande manifestation, ensuite les occupations d’usines, il y a deux panneaux sur les occupations d’usines. Nous n’avons pas pu montrer toutes les occupations, d’abord faute de place et surtout faute de photos.

Ensuite, la vie dans les usines occupées, avec les animations, avec la solidarité, avec les problèmes matériels. Ensuite, les grandes manifestations. Ces grandes manifestations qui avaient comme lieu de démarrage soit Franklin soit l’Hôtel de ville la plupart du temps, étaient non seulement des meetings, mais aussi avec des défilés. Les défilés se sont faits selon les itinéraires habituels, c’est à dire de Franklin à l’Hôtel de Ville ou de l’Hôtel de ville à Franklin, mais aussi, il y en a eu deux, trois, qui ont été différentes.

La première a été celle qui est partie par les beaux boulevards, boulevard Foch, François Premier et rue de Paris.

Nous avons voulu montrer “ le défilé gaulliste ”. Enfin la contre-manifestation qui a eu lieu le lendemain, le samedi 1er juin, avec drapeaux rouges, signe de lutte, et drapeaux bleu-blanc-rouge qui étaient mêlés.

Un panneau final, mais qui est évidemment très réduit, sur la moisson de 68, sur la récolte. Il aurait fallu mettre en panneau, et il en aurait fallu beaucoup, la “ Revue Pratique de Droit Social ” qui a été faite par Cohen et qui est épaisse “ comme cela ”, sur les acquis de 68 : ce n’était pas possible. Comme il y a en même temps l’expo-nationale, qui insiste également là dessus, cela permet de compléter.”

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Les 4 expositions réalisées en Seine-Maritime, ont toutes été conçues sur ce principe: une locale complétant l’exposition nationale.

Cette exposition s’est tenue au Havre du 1er au 16 mai. Elle est ensuite allée à Gonfreville.

Comme les 3 autres expositions, elle est à la disposition des municipalités qui nous ont aidé, des comités d’entreprises et des syndicats, cela va de soi.

Elle est aussi à la disposition des associations, des collèges et des lycées.

Ainsi celle de Dieppe, à la suite d’une visite systématique auprès de tous les établissements scolaires de l’agglomération, va circuler dans les 6 prochains mois dans presque tous les établissements.

 

site de l'IHS CGT 76e