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Numéro 4

150e anniversaire de 1848

Regards sur les journées d’avril 1848 à Rouen (suite).

 

par Robert Privat.

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deuxième article:

Rouen dans la crise économique et sociale.

Depuis la fin du 18e siècle, la Seine-Inférieure vit une révolution industrielle, énergétique et technique. L’essor de ses productions suppose une modernisation décisive de ses voies de communication existantes - routes, fleuves, canaux - à la fois pour assurer l’approvisionnement rapide en matières premières (charbon de Belgique et d’Angleterre, coton des Etats-Unis et laine d’Espagne) et l’écoulement des produits fabriqués, au-delà de la limite des marchés locaux et régionaux.

Le chemin de fer permet des transports à des vitesses records. Se développent parallèlement les systèmes de la banque et des ventes, adaptés à cette situation. Mais tout cela s’accompagne de crises de croissance du capitalisme.

Le développement des chemins de fer

Rouen est relié à Paris par une ligne ferroviaire qui aboutit à la gare St Sever, sur la rive gauche, près des quais, dès 1843. Trois ans après, est achevée la ligne Rouen-Le Havre dont le terminus est situé rue Verte, sur la rive droite. Les deux compagnies travaillent à la défense de leurs propres activités.

Mais la presse, la Chambre de Commerce, s’inquiètent: la gare de la rue Verte menace les intérêts investis sur la rive gauche, en plein quartier industriel.

Le 24 mars 1847, le Conseil Municipal souligne: “Dans le quartier St Sever, sont concentrés les marchandises, les magasins, les affaires; est-il juste de méconnaître les droits acquis et les capitaux engagés, et surtout de froisser nos relations avec Elbeuf, Oissel et Louviers?

L’enjeu est de taille car le développement du réseau remet en cause le rôle de Rouen, avant-port de Paris.

Un conseiller municipal déclare en séance: “Lorsque le chemin de fer du Havre sera livré à la circulation, lorsque celui de Dieppe transportera dans les vallées de Déville, Maromme, Monville, Clères, toutes les houilles et bois du Nord; et lorsque les chemins de fer Bordeaux-Paris , Nantes-Paris et Marseille-Paris seront achevés, alors, sûrement, le trafic de Rouen baissera.” Et le conseil évoque les dangers pour la sécurité des usagers, que présenterait le projet reliant le Paris-Rouen à la gare rue Verte, avec un pont et trois tunnels. L’opinion publique se passionne, avec le sentiment que les intérêts de la population sont sacrifiés par le gouvernement et les compagnies ferroviaires.

La crise de l'industrie textile

Rouen est au cœur d’une vaste région économique, ville d’industrie textile, centre de commerce et grand port marchand. D’importantes manufactures peuplent les vallées autour de la ville. Le cinquième de la population de la Seine-Inférieure, soit 160 000 personnes, travaillent le coton et la laine. Si dans l’arrondissement de Rouen, 45 % des ouvriers des filatures travaillent dans des entreprises de plus de 100 salariés, par contre 83 fabriques utilisent un matériel archaïque ou chaque ouvrier ne mène que 200 broches alors qu’en établissement bien outillé, il en conduit 800.

Le tissage à main subsiste aussi réalisé par les journaliers du Pays de Caux, particulièrement mal payés, qui travaillent à façon pour les fabricants de rouennerie.

L’industrie cotonnière normande de 1846 est donc composée d’entreprises fort disparates et travaillant pour une clientèle populaire. La classe ouvrière, toujours première frappée par les déséquilibres de l’économie capitaliste, freine alors brutalement ses achats de produits textiles. L’industrie rouennaise marque ainsi son extrême sensibilité aux mouvements de la conjoncture économique.

Au printemps 1844, le directeur du Mont de Piété signale l’augmentation considérable des engagements, baromètre de l’appauvrissement. 1845 voit le nombre des faillites s’élever à 320, frappant essentiellement le petit commerce.

Le 25 octobre 1845 “ La Sentinelle Normande” écrit: “Nous touchons à une crise commerciale... les ventes forcées, les faillites, tout indique que la crise s’avance”.

La baisse des actions s’amorce en février 1846 à la Bourse de Rouen. Les mauvaises récoltes de 1845 et 1846 font ouvertement éclore la crise. Le blé valant 15 f l’hectolitre en mars 1845, se traite à 20 f en janvier 1846, puis 25 f en août et 42 f en 1847, entraînant une catastrophe économique. Le pain manque, mais les pommes de terre, ultime secours du pauvre font également défaut: leur récolte chute de 975 000 hl en 1844, à 375 000 hl en 1846 et 1847, puis 99 000 hl en 1848, pour une consommation annuelle de 700 000 hl !

La presse annonce les première fermetures d’entreprises à l’automne 1846. Celles qui restent en activité ne fonctionnent que 3 jours sur 7. En Juin 1847, la crise alimentaire atteint des sommets. Cependant les travailleurs à domicile, isolés, sont durement frappés.

Les faillites touchent maintenant les banques et les industriels - surtout les petites fabriques mal équipées. Les autres modernisent leur outillage et généralisent les métiers automatiques dans les filatures cotonnières. Cette mécanisation se heurte à l’hostilité des milieux ouvriers.

Émeutes à Elbeuf

En mai 1846, à Elbeuf, Félix Aroux se fait livrer une machine anglaise destinée à enlever les impuretés de la laine brute. Aussitôt les femmes âgées qui trient la laine se répandent en ville en criant, et bientôt une masse de 4000 ouvriers tentent d’enfoncer la porte de la manufacture pour briser la “mécanique”. Malgré les efforts du maire, des rares gardes nationaux qui ont répondu à l’appel, puis de la gendarmerie, l’émeute se rend maîtresse de la ville et le sera pendant deux jours. Toutes les usines sont arrêtées et c’est aux chants mille fois répétés de “La Parisienne” et de “La Marseillaise”, que la porte de la manufacture est enfoncée et toutes les vitres brisées. A l’arrivée de la troupe et sous la menace des fusils, la foule se disperse. Dix-huit émeutiers transférés à Rouen y seront jugés en cours d’assise en juillet 1846. L’un de leurs avocat sera Frédéric Deschamps.

Une série de lettres du Maire d’Elbeuf au Préfet, datées des 2 mai, 1er juillet et 29 octobre 1846, ainsi qu’un rapport du capitaine des Chasseurs à Cheval de la Garde Nationale rendent comptent en détail de l’ampleur et de la vigueur des émeutes ouvrières des 22 et 23 mai. Le commissaire de police, un mois après les événements, signale que les ouvriers “sont fiers du succès qu’ils ont obtenu et que ne reconnaissant plus l’autorité, ils sont prêts à recommencer”. Une agitation sourde, des projets de mise-bas générale des métiers, animent les ouvriers “dont l’état d’esprit a considérablement changé”.

Les événements vont confirmer son observation. En octobre suivant, c’est en pleine mise en route de la collection d’été que les tisserands de Victor Grandin, ceux de Legris, puis ceux de Victor Gombert se mettent en grève sur la question des salaires. Les premiers obtiennent rapidement satisfaction. Chez Gombert, les tisserands ont entraîné l’ensemble des salariés. Quinze de ceux-ci qui avaient repris le travail doivent s’abstenir, face aux menaces de lapidation. Cet affrontement va entraîner le maire à faire appel à cinq brigades de gendarmerie. Dix tisserands seront arrêtés et condamnés à des peines de un jour à un mois de prison.

Le mouvement social et les grèves

Le mouvement social, qui apparaît, n’est pas une surprise. Certes au début de la décennie 1840, la classe ouvrière souffre mais n’agite pas. Mais depuis 1815, la région de Rouen avait connu régulièrement de graves troubles sociaux.

Parmi les plus fameux, il faut noter ceux qui sont survenus au Houlme en 1825. A la suite de l’arrestation de 6 ouvriers parmi les grévistes de la filature Levavasseur, la grève s’étend aux usines de la vallée du Cailly et de l’Austreberthe. Le 8 août, 2000 ouvriers de la région, armés de bâtons et de fourches, mais aussi de fusils et de pistolets, affrontent la gendarmerie. Au cours de ce qu’il faut qualifier de véritable bataille rangée, un gendarme est tué. Une répression féroce s’ensuit, qui conduit un ouvrier, Jules Roustel, à la guillotine, et trois autres à de longues années de prison.

Le 27 août 1830, les ouvriers de Rouen se mettent en grève avec le soutien des ouvriers des communes voisines. Ils sont plus de 20 000 dans l’action. Le 6 septembre, ils se rassemblent à Darnétal. Ils cernent la mairie où s’est réfugié le procureur royal. Celui-ci avait fait arrêter des travailleurs en grève. La troupe intervient. Il y a des blessés. De nouvelles arrestations ont lieu et un manifestant est condamné à deux de prison et un an de surveillance... Deux mois après les “Trois glorieuses” de juillet 1830 à Paris, le Préfet de la Seine-Inférieure émet un arrêté en date du 5 septembre 1830, contre les “coalitions d’ouvriers et les attroupements séditieux". Mais cela n'empêche pas les grèves qui se multiplient jusqu'en en l834.

Les troubles atteignent une intensité inégalée

En 1845 et 46, les troubles atteignent donc une intensité inégalée. Les actions populaires sont très variées: protestations et actions contre la vie chère dans les halles et marchés, conflits entre les entrepreneurs et leurs salariés.

Pendant l'hiver 1845-46, des bandes de mendiants apparaissent dans les campagnes. Comme au début de la Révolution, dans les années 1788-89 et 90, et sans doute à de nombreuses reprises dans les périodes de crise de l'histoire de notre région, des bandes composées essentiellement d'ouvriers sans travail se constituent et vont frapper aux portes de riches cultivateurs pour leur demander du pain. Elles agissent de jour comme de nuit. On signale leur présence à Préaux près de Darnétal, en mars 46, autour des Andelys en janvier 47, dans l'arrondissement de Neufchâtel. autour de Dieppe, le Rouen d'Yvetot.

Le 25 janvier 1847, on signale un échange de coups entre les gendarmes d'Yvetot et une de ces bandes. Le 26 février, le procureur d'Yvetot,écrivant au procureur général, signale que "depuis le 1er janvier, le magistrat instructeur a été chargé de 11 affaires, concernant des mendiants de nuit". Il ajoute que, "à quelques exceptions près, les mendiants qui se sont présentés dans les fermes pendant la nuit se sont conduits avec une certaine réserve à l'égard des agriculteurs, et n'ont pas fait entendre de menaces”.

Ce mouvement prend de l'ampleur au printemps 1847, au fur et à mesure que se développe la crise des subsistances. Les bandes de mendiants deviennent de plus en plus nombreuses et actives, lassant la répression administrative. Ces mouvements, quasi-spontanés des tisserands campagnards et des ouvriers agricoles représentent la forme la plus primitive et la moins organisée de l’action populaire.

La montée des périls

L'année 1847 sera celle de la montée des périls: Chômage, pain cher , des manifestations d'un type différent font leur apparition dans le même temps où l'idée d'une taxation des subsistances apparaît. Les Halles deviennent le lieu de violentes altercations entre les paysans aisés du Pays de Caux qui vendent leur blé à 36 ou 40 f l'hectolitre et les ouvriers des villes qui ne veulent donner que 20 ou 25 f, les femmes y jouent un rôle essentiel.

A Elbeuf, le 27 février 1847, les ouvriers des fabriques voisines cessent le travail pour venir leur prêter main forte; le Commissaire et les Agents sont débordés... La Garde Nationale refuse d' intervenir.

Des feuilles anonymes circulent ou sont placardées sur les murs. A Eu, le 22 janvier l 847, un de ces textes proclame: “Messieurs les marchands de Blé, vous êtes priés de fàire diminuer le blé, sans quoi nous, ouvriers seront obligés de vous donner la correction qui ne tardera pas".

La foule se rassemble devant les boulangeries, à Bolbec le 10 février 1847, à Dieppe le 27 juillet.

De telles scènes se répètent partout au printemps 1847. Des manifestations se produisent dans les ports contre l'embarquement de pommes de terre destinées à l' Angleterre et perturbent l'activité à la Mailleraye, Caudebec, Rouen.

Les mouvements sur les Halles et marchés ont aguerri les ouvriers des usines, plus conscients de leur force, et les ont mieux préparés aux grèves et actions, contre le patronat. Ils opposent une vive résistance, quelque fois efficace: le 6 mars 1847, un patron de Maromme qui avait l'intention de diminuer les salaires, doit y renoncer devant la violente réaction de ses ouvriers. Le ministre écrit à ce propos au Procureur Général de Rouen: “Cette concession est extrêmement fâcheuse".

Le ralentissement de l'activité économique

Cette politique patronale est d'autant plus insistante que le chômage partiel ou total s’étend: les ateliers de charité de Rouen accueillent 4 000 chômeurs en février 1847. Des centaines de manifestations témoignent du mécontentement populaire. A partir du mois d'août on constate une multiplication des conflits du travail.

Mais, bientôt le chômage et les fermetures d'usines ralentissent l'essor revendicatif: l'objectif premier n'est bientôt plus d'améliorer les salaires, pour faire face à la hausse des prix des denrées de première nécessité, mais d'empêcher leur réduction.

La municipalité de Rouen a montré l'exemple aux industriels en décrétant une baisse des salaires dès le 27 août. En effet, elle a décidé de faire passer de l f à 0,75 f le salaire payé aux ouvriers des ateliers municipaux. Ceux-ci manifestent leur mécontentement, rédigent une pétition et se rassemblent, à plusieurs centaines, sur la place de l'Hôtel-de-Ville.

En septembre, le Maire d'Elbeuf écrit: “Les ouvriers s’agitent car certains filateurs diminuent les salaires”. En septembre et en octobre, on signale des grèves dans les filatures à Elbeuf. En octobre, c’est à Darnétal et à Lillebonne. Le 16 octobre, les ouvriers de l’usine Grindor, à Lillebonne, reprennent le travail sous la menace du procureur du roi de les arrêter. Les grévistes, à chaque fois qu’ils expriment leurs revendications,

se heurtent à la résistance conjuguée de la bourgeoisie et des représentants du pouvoir. Cela contribue de plus en plus à faire monter le désir d’un changement politique qui permette une transformation radicale de la société.

En novembre 1847, la pression sur les salaire est telle que le Préfet en estime la baisse à 30%!

L'hostilité pour Louis Philippe

L’hostilité pour Louis-Philippe est presque aussi générale que la haine envers les fabricants, comme en témoigne la chanson séditieuse qui circule simultanément à Elbeuf et à Cany, en avril 1847:

 

“Peuple Français je t’engage,

Pour ne point mourir de faim,

à réprimer l’agiotage,

qui pèse sur les grains

 

Le monstre qui règne sur la France

Sait si bien dissimuler,

Qu’il a gagné notre confiance.

Il nous chanta jadis: mes amis,

Courez à la liberté; mais las,

Nous courons à la misère,

 

Français l'aumône vous humilie,

Aux portes des bourgeois et des fermiers,

Ainsi est livré à l’ignominie,

L’honneur des braves ouvriers.

Pourtant tous les biens de la terre

Nous appartiennent mes frères.

 

Nous demandons la République,

Et que l’on brûle toutes les fabriques

Et toutes les filatures de coton;

Car tous les peuples de la terre

Sont tombés dans une affreuse misère;

Mes amis brûlons châteaux, grandes maisons,

Et tous les magasins remplis de coton,

Pour purger notre terre!”

 

Mais si les manifestations populaires, si nombreuses, témoignent de l’hostilité que la classe ouvrière vouait au régime, cette hostilité ne pouvait suffire à elle seule à créer une situation révolutionnaire.

C’est pourquoi la nouvelle de la victoire parisienne de février 1848 va complètement bouleverser la situation.

... (à suivre)

 

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