Dans une déclaration de Philippe Martinez — secrétaire général de la CGT du 3 février 2015 au 31 mars 2023 — du 18 février 2016, à propos du projet de « Loi travail », appelé projet El Khomri, contenait cette phrase: « (…) le texte constitue un recul historique pour les droits des salariés, un retour en arrière comme on n’en a jamais vu, je dirais même un recul au 19e siècle ».
Pour tout lecteur des revues des Instituts d’histoire sociale de la CGT, ou tout militant syndical aguerri, cette phase est très compréhensible, car il sait que le Code du travail que l’on connait aujourd’hui s’est progressivement construit autour des batailles successives pendant tout les 19e et 20e siècles, c’est-à-dire depuis près de 200 ans, autour des principales revendications que furent la réduction du temps de travail et les salaires.
Mais il n’est pas sûr que les jeunes générations puissent comprendre cette référence au 19e siècle, tant l’accent est mis sur les avancées scientifiques et techniques qui font croire que nous serions à des années lumières, en matière sociales, de cette période.
Au contraire, le patronat cultive cette idée, que l’on trouve ramassée dans cette formulation, d’Yvon Gattaz[1], président du CNPF de 1981 à 1986, publiée à l’été 2010, dans la revue Commentaire, qui inverse les termes et le sens de l’histoire, pour faire croire qu’il faudrait tourner la page, et oublier l’histoire :
« De façon sociétale, les syndicats ont été nécessaires au 19e siècle, utiles puis abusifs au 20e. Inutiles et nuisibles au 21e, ils doivent disparaître. » (Yvon Gattaz, 2010)
Au moment où se discutait la Loi Travail qui visait à graver dans le marbre l’inversion de la hiérarchie des normes, et un retour vers les conditions d’exploitation du 19e siècle, il nous a semblé utile de faire un retour sur l’histoire d’un siècle finalement méconnu.
Pour être nécessaires au 19e siècle encore eut-il fallu que les syndicats puissent exister !
En formulant ainsi le début de sa phase — « De façon sociétale, les syndicats ont été nécessaires au 19e siècle, » — Yvon Gattaz, tendait un piège au lecteur. Car ouvrir par cette affirmation c’est utiliser une formule de rhétorique connue sous le nom de tautologie, qui vise à affaiblir les défenses du lecteur ou de l’auditeur hostile, pour le conduire à accepter ce qu’on lui assène par la suite. Car « le tautologue feint de dire quelque chose, alors qu’il ne dit rien. L’énoncé tautologique est vide, le locuteur/énonciateur l’investissant tout au plus d’une fonction phatique (pour alimenter la conversation sans se mouiller, ou pour clore l’échange) »[2], dans le but d’asséner la sentence qui doit rester dans les mémoires : « inutiles et nuisibles au 21e siècle, ils [les syndicats] doivent disparaître »
Car, ce sur quoi ouvre Yvon Gattaz, présentée comme une évidence, est, à l’analyse, complètement fausse ! Ce n’est, en effet, qu’à partir de 1884, c’est-à-dire pour les 16 dernières années du 19e siècle, que les syndicats ont été légalisés, après avoir été tolérés à partir de 1864. Avant la loi Waldeck Rousseau, les organisations ouvrières étaient illégales et clandestines, ou simplement n’existaient pas. Globaliser ainsi les choses sur l’ensemble du 19e siècle est d’autant plus pervers que tout le monde sait — et Yvon Gattaz plus que tout autre — que le patronat a combattu bec et ongle, tout au long du siècle, la revendication ouvrière de s’organiser collectivement pour défendre leurs intérêts. Et tous les arguments furent bons pour lui, justifier le maintien du statuquo, de la Liberté d’entreprendre au droit de propriété, en passant à l’ordre quasi militaire nécessaire pour assurer la production, à la concurrence internationale et la fragilité des entreprises.
Karl Marx et Friedrich Engels résume ainsi l’histoire sociale depuis le début de l’Humanité : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes. [3] » Pendant un quasi-siècle, de 1791 à 1884, l’histoire sociale fut particulièrement terrible pour les travailleurs : une camisole de force a été posée et maintenue sur la classe ouvrière, sous le prétexte de la Liberté ; elle a un nom : la loi Le Chapelier.
1791 : La Loi Le Chapelier et ses conséquences
L’association corporative et ce qu’on appelle aujourd’hui la grève, ont été appelés « coalitions », de 1791 à 1884, soit pendant 93 ans. Cette période s’est ouverte par le vote par l’Assemblée Nationale, le 14 juin 1791, de la loi Le chapelier (voir plus loin) qui a transformé en délit toute association de travailleurs , et tout arrêt de travail ayant pour but un relèvement des salaires.
Quoique l’on puisse trouver écrit parfois que l’objectif du législateur aurait été de renvoyer dos à dos les patrons et les ouvriers, et de réprimer à la fois les organisations patronales que les organisations ouvrières, la lecture du discours de présentation de la loi par Le Chapelier (on dit alors « Chapelier ») à la tribune de l’Assemblée nationale, en temps que président de la Commission de la Constitution et au nom de celle-ci, révèle qu’elle est en réalité entièrement motivée pour empêcher la création d’organisations ouvrières.
Extraits du discours de Le Chapelier, le 14 juin 1791[4]:
Chapelier : (…) « Plusieurs personnes ont cherché à recréer les corporations anéanties en formant des assemblées d’arts et métiers, dans lesquelles il a été nommé des présidents, des secrétaires, des syndics et autres officiers.
« Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume, et qui ont déjà établi entre elles des correspondances, est de forcer les entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres, à augmenter le prix de la journée de travail; d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leurs ateliers de faire entre eux des conventions à l’amiable; de leur faire signer sur des registres l’obligation de se soumettre aux taux de la journée de travail fixé par ces assemblées, et aux autres règlements qu’elles se permettent de faire. »
La description que fait Le Chapelier est celle d’une action revendicative collective, à laquelle s’ajoute quelque chose qui ressemble à des piquets de grève :
Chapelier : « On emploie même la violence pour faire exécuter ces règlements; on force les ouvriers de quitter leurs boutiques, lors même qu’ils sont contents du salaire qu’ils y perçoivent; on veut dépeupler les ateliers; et déjà plusieurs ateliers se sont soulevés, et différents désordres ont été commis. »
Pour les promoteurs de la loi, ne doit exister d’assemblées que de citoyens chargés d’administrer la cité, et il ne doit pas exister d’assemblées ayant un caractère professionnel :
Chapelier : (…) « Il doit sans doute être permis à tous les citoyens de s’assembler; mais il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs; il n’y a plus de corporation dans l’État; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu, et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. »
Pour les promoteurs de la loi il ne peut y avoir même de sociétés de secours mutuel ; pour eux c’est à la Nation d’organiser l’aide sociale, et surtout pas des groupements professionnels:
Le Chapelier : « Les assemblées dont il s’agit ont présenté, pour obtenir l’autorisation de la municipalité, des motifs spécieux; elles se sont dites destinées à procurer des secours aux ouvriers de la même professions, malades ou sans travail; ces caisses de secours ont paru utiles; mais qu’on ne se méprenne pas sur cette assertion: c’est à la Nation, c’est aux officiers publics, en son nom, à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin pour leur existence, et des secours aux infirmes. Les distributions particulières de secours, lorsqu’elles ne sont pas dangereuses par leur mauvaise administration, tendent au moins à faire renaitre les corporations; elles exigent la réunion fréquente des individus d’une même profession, la nomination de syndics et autres officiers, la formation de règlements, l’exclusion de ceux qui ne se soumettraient pas à ces règlements; c’est ainsi que renaitraient les privilèges, les maitrises, etc.
Pour les promoteurs de la loi l’organisation collective des travailleurs est un désordre :
Chapelier : « Votre comité a cru qu’il était instant de prévenir les progrès de ce désordre. »
Pour eux, l’objectif réel des sociétés de secours mutuel est de structurer des organisations dont l’objectif est de faire augmenter les salaires :
Chapelier : « Ces malheureuses sociétés ont succédé à Paris à une société qui s’y était établie sous le nom de Société des Devoirs. Ceux qui ne satisfaisaient pas aux devoirs, aux règlements de cette Société, étaient vexés de toutes manières. Nous avons les plus fortes raisons de croire que l’institution de ces assemblées a été stimulée dans l’esprit des ouvriers, moins dans le but de faire augmenter, part leur coalition, le salaire de la journée de travail, que dans l’intention secrète de fomenter de troubles. » (…)
S’en suit la lecture de la proposition de loi (voir ci-dessous)
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Texte de la Loi Le Chapelier
Art.1er: L’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens d’un même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la constitution, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte que ce soit.
II: Les citoyens d’un même état ou profession, entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque, ne pourront lorsqu’ils se trouveront ensemble se nommer président ni secrétaire ou syndic, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.
III: Il est interdit à tous corps administratifs ou municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition sous la dénomination d’un état ou d’une profession, d’y faire aucune réponse; Il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière et de veiller soigneusement à ce qu’il leur soit donné aucune suite ni exécution.
IV: Si contre les principes de la liberté et de la constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations faisaient entre eux des délibérations tendant à refuser de concert ou n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites délibérations, accompagnées ou non de serment, on déclarées inconstitutionnelles et attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l’Homme, et de nul effet; les corps administratifs et municipaux sont tenus de les déclarer telles; les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées, seront cités devant le tribunal de police, à la requête du procureur de la commune, et condamnés à 500 livres d’amende, et suspendus pendant un an de l’exercice de tous leurs droits de citoyens actifs, et de l’entrée dans les assemblées.
V: Il est défendu à tous corps administratifs et municipaux, à peine par leurs membres d’en répondre en leur propre nom, d’employer, admettre ou souffrir qu’on admette aux ouvrages de leurs professions, dans aucun travaux publics, ceux des entrepreneurs, ouvriers et compagnons, qui provoqueraient ou signeraient lesdites délibérations ou conventions, si ce n’est dans le cas où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police pour les rétracter ou les désavouer.
VI: Si lesdites délibérations ou conventions, affichées ou distribuées par lettres circulaires, contenaient quelque menace contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers ou journalier étranger qui viendraient travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contentent d’un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et signataires des actes ou écrits seront punis d’une amende de 1000 livres chacun, et de trois mois de prison.
VII: Si la liberté individuelle des entrepreneurs et ouvriers est attaquée par des menaces ou des violences de la part de ces coalitions, les auteurs des violences seront poursuivis comme perturbateurs du repos public.
VIII: Les attroupements d’ouvriers qui auraient pour but de gêner le travail et la liberté que la constitution accorde au travail de l’industrie, et de s’opposer à des règlements de police ou à l’exécution de jugements en cette manière, seront regardés comme attroupements séditieux, et punis en conséquence.
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A peine présentée, la loi est votée article par article dans la demi-journée, puis immédiatement décrétée. Elle ne fut définitivement abolie que le 21 mars 1884 — soit 93 ans plus tard — par le vote de la loi Waldeck Rousseau, qui légalisa les syndicats.
La loi Le Chapelier transforme l’organisation professionnelle et la grève en délits.
Supprimant toutes les communautés d’exercice collectif des professions, la loi Le Chapelier eut pour effet de détruire les guildes, corporations et groupements d’intérêts particuliers, détruisant du même coup les usages et coutumes de ces corps. Le 12 avril 1803, la loi sur la réglementation du travail dans les manufactures et les ateliers renforça l’interdiction des coalitions ouvrières.
Mais comprenons nous bien : il ne s’agissait pas ici seulement d’interdiction passible d’une simple amende ! Il s’agit de délit ! S’associer dans le but d’obtenir la hausse des salaires, et cesser le travail dans ce but, était un délit passible de la Correctionnelle.
La voici mise en forme dans le Code pénal publié en 1810:
Article 415[5] : Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s’y rendre et d’y rester avant ou après de certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, s’il y a eu tentative ou commencement d’exécution, sera punie d’un emprisonnement d’un mois au moins et de trois mois au plus. Les chefs ou moteurs seront punis d’un emprisonnement de deux ans à cinq ans.
S’ajoute un autre article visant à alourdir les peines lorsqu’il y a eu bagarre avec un patron ou un non-gréviste, voire accrochage avec les forces de police
Article 311. Lorsque les blessures ou les coups n’auront occasionné aucune maladie ni incapacité de travail personnel de l’espèce mentionnée en l’article 309, le coupable sera puni d’un emprisonnement d’un mois à deux ans, et d’une amende de seize francs à deux cents francs. S’il y a eu préméditation ou guet-apens, l’emprisonnement sera de deux ans à cinq ans, et l’amende de cinquante francs à cinq cents francs.
Enfin l’article 291 du code pénal prohibe toute association non autorisée de plus de vingt personnes, et les articles 292, 293, et 294 encadrent et règlementent strictement leur fonctionnement.
La Révolution de 1830 n’y changera rien, pas plus que celle de 1848 d’ailleurs. Il faudra attendre 1866 pour que la grève soit tolérée, et 1884 pour que les syndicats soient légalisés.
Avec la Loi Le Chapelier, et ses déclinaisons dans le code pénal, l’autorité patronale ne reconnait aucune limite, et son exercice à l’intérieur de l’entreprise semble se justifier en soi[6]: « Le Droit de tout chef d’industrie n’a d’autre limite que la loi et la morale publique »[7]. Le patron peut exercer son pouvoir absolu parce que son contrat avec l’ouvrier est libre, et que celui-ci peut toujours quitter l’entreprise[8]. De cette façon la liberté apparente de l’échange masque les déséquilibres structurels sur lesquels se fonde en réalité le pouvoir patronal.
Le rôle de commandement de l’entrepreneur trouve sa pleine expression dans les images militaires utilisées pour les désigner: « chefs [d’entreprise] et soldats, armée industrielle, discipline et organisation hiérarchique »[9]. Il s’ensuit la mise en œuvre de règlements d’usines où la rationalité imposée à l’organisation est en fait la rationalité de la classe dominante. Dans les règles de fonctionnement se traduisent les rapports de classe cristallisés dans un code de comportement que le pouvoir patronal permet ou sanctionne[10].
L’entreprise est une aire privilégiée d’exercice du pouvoir, soustraite pour longtemps à toute autre juridiction. Le fondement de ce droit est la simple propriété de l’entreprise[11]
En conséquence, pendant près d’un siècle, l’affrontement entre le capital et le travail fut terrible et souvent sanglant. Les poursuites judiciaires, et les jugements condamnant les ouvriers pour coalition sont légions. On en retrouve des milliers dans les dossiers de la série U des archives départementales de tous les départements. On réprima durement les luttes visant à combattre les baisses de salaires et/ou pour arracher les premières RTT, revendications allant généralement de pair car, l’ouvrier étant payé aux pièces, une réduction du temps de travail sans hausse de salaire aurait provoqué la baisse du salaire.
Par exemple, en Seine-Inférieure (Seine-Maritime), on trouve la trace de coalitions dès 1823, à Barentin et Pavilly[12], où les ouvriers fileurs de coton s’organisent et manifestent contre une baisse de 10% de leur salaire que veut leur imposer leur patron. En 1825, dans la même vallée et dans la vallée voisine du Cailly, les fileurs organisent une vaste coalition clandestine financée à l’aide de cotisations prélevées sur chaque fileur : 20 sols pour les hommes, 10 sols pour les femmes dont le salaire des moitié celui des hommes, 5 sols pour les enfants. La coalition est organisée dans tous les ateliers deux vallées. Chaque atelier dispose de collecteurs et de trésoriers — appelés « caissiers » — et d’un « caissier général » chargé de collecter l’argent de toutes les filatures. Depuis le début juillet, ils réussissent à résister à l’aide d’une sorte de grève tournante d’entreprise à entreprise, à une nouvelle baisse de 10% des salaires que veulent leur imposer les patrons de toutes les filatures. Ceux-ci sont sans doute coalisés eux-aussi, tellement la mesure est générale à toutes les entreprises. L’affrontement prend une tournure dramatique le 8 août, lorsque 2000 ouvriers armés de bâtons et de cailloux affrontent 60 gendarmes à cheval dans une bataille rangée devant une très grosse filature du Houlme, dont le patron est le dernier à ne pas avoir relevé les salaires. La répression est terrible : plus de 150 arrestations, un fileur — Jules Roustel — condamné à mort aux assises, à la suite du décès d’un des gendarmes des suites de ses blessures ; il fut exécuté le 25 novembre à Rouen[13] ; 3 autres condamnés à de très longues années de prison (de 8 à 12 ans). Mais l’émotion est si forte que lors d’un second procès, en correctionnelle celui-ci, 14 fileurs ne sont condamnés qu’à deux mois pour délit de coalition, alors qu’ils faisaient manifestement tous partie des meneurs à qui l’on aurait dû faire subir des peines de 2 à 5 ans. Mais la condamnation à mort de Jules Roustel fut sans doute considérée comme suffisante par les autorités« dans l’intérêt de l’industrie comme pour le maintien de la tranquillité publique »[14]. Même les patrons durent être dans cet état d’esprit, car quasiment tous les condamnés retrouvèrent leur emploi à leur sortie de prison. Seul Levavasseur licencia les meneurs de sa propre filature, dont on peut noter qu’aucun d’entre eux ne fit partie des condamnés.
Si cet exemple est particulièrement spectaculaire par sa violence, il ne s’agit pas d’un cas isolé. Entre 1824 et 1830, les coalitions sont très nombreuses partout en France, au point qu’un rapport de police va parler de « manie des coalitions »[15]. Jean Bruhat en cite à Nantes, (Loire-Atlantique), Remiremont (Vosges), Soues-en-Tarbes (Hautes-Pyrénées), Marseille (Bouches-du-Rhône), Rimogne (Ardennes), Saint-Quentin (Aisne), Thiers (Puy-de-Dôme), Tournus (Saône-et-Loire), etc.
Si le rôle des ouvriers est souligné dans le renversement du régime de la Restauration en 1930, lors de la Révolution de juillet connue sous le nom des Trois glorieuses, peu de chose a été écrit sur la vague de grèves qui se déclenchèrent un peu partout en France en août et septembre suivants, qui se reproduit à peu près à la même époque les 3 années suivantes[16], ni, bien évidemment, sur les revendications portées par ces coalitions ouvrières. Or, à cette époque, la durée du travail pouvait aller jusqu’à 16 à 17 heures par jour[17], dans les filatures. La revendication des grévistes était, en plus d’obtenir des augmentations des salaires et de modifier les règlements intérieur des fabriques, de réduire cette durée à 12 heures par jour.
Rien que sur le tribunal de Rouen, on ne comte pas moins d’une dizaine de procès en coalition en septembre 1830[18] — dont une coalition d’enfants —, conduisant à la condamnation d’une cinquantaine d’ouvriers, sans compter les procès pour outrages et voies de faits contre la garde nationale, car là encore le conflit fut marqué par des affrontements physiques entre la garde nationale et les ouvriers. Si le patronat rouennais fit mine de lâcher du lest sur les règlements intérieurs des fabriques et accepta de les modifier légèrement pour réduire quelque peu les amendes qui pesaient lourdement sur les salaires, il refusa absolument de céder sur le fond. En témoigne cette déclaration de ce patron de la vallée du Cailly, président de la délégation patronale à la commission mise en pace par le préfet, et publiée dans Le Journal de Rouen le 6 septembre 1830[19]: (…) « Un règlement sur le temps du travail et le taux des amendes a été arrêté d’un commun accord; je m’y soumettrai ainsi que mes confrères. Quant aux salaires, rien n’a été convenu parce que chacun doit être libre de les fixer chez lui comme il l’entend ; à cet égard, je n’ai rien à prescrire à personne, et personne n’a rien à me prescrire ».
Voilà qui est clair, et qui confirme que la déclaration de l’ancien patron des patrons Yvon Gattaz sur son 19e siècle est l’exact contrepied de l’opinion patronale de l’époque.
La révolte des Canuts
D’une manière générale, on connait mieux la première révolte des canuts, qui eut lieu à Lyon en 1831, soit un an plus tard, et qui fut l’une des grandes insurrections sociales du début de l’ère de la grande industrie. Le 18 octobre, les ouvriers de la soie lyonnaise appelés les canuts avaient fait appel au préfet du département, Louis Bouvier-Dumolart, pour qu’il joue les intermédiaires afin d’obtenir des fabricants l’établissement d’un tarif, permettant de limiter la baisse des prix. Le préfet avait mis en place une commission paritaire pour fixer un tarif minimum. Mais en recevant les délégués ouvriers, celui-ci avait enfreint la loi Le Chapelier, et le tarif enfreignait la sacro-sainte propriété privée — le patron étant maitre chez lui —, ce qui lui valut d’être désavoué par Paris.
Le 21 novembre 1831, plusieurs centaines de tisseurs parcourent la Croix-Rousse, qui est alors une commune indépendante. Ils obligent ceux qui travaillent encore à arrêter leurs métiers à tisser, puis descendent de la Croix-Rousse par la montée de la Grande-Côte jusqu’à la rue Vieille-Monnaie. La 1re légion de la Garde nationale, composée principalement de négociants et qui barre le passage, fait feu. Trois ouvriers sont tués, plusieurs sont blessés. Les canuts remontent à la Croix Rousse et alertent la population en criant : « Aux armes, on assassine nos frères. » On s’arme de pioches, de pelles, de bâtons, quelques-uns ont des fusils. Des barricades sont dressées et les ouvriers marchent sur Lyon, drapeau noir en tête, et bientôt, les tisseurs de la Croix-Rousse sont rejoints par ceux des Brotteaux et de la Guillotière.
Le 22 novembre, à Lyon, des combats sanglants ont lieu Les soldats et gardes nationaux, sont battus, et les canuts prennent possession de la caserne du Bon Pasteur et pillent les armureries. Des ouvriers de tous les quartiers se joignent aux canuts qui sont bientôt maîtres de toute la ville, à l’exception du quartier des Terreaux. Plusieurs corps de garde de l’armée ou de la Garde nationale sont attaqués et incendiés. L’infanterie essaie vainement de les arrêter, puis recule sous les tuiles et les balles, tandis que la Garde nationale, dont nombre de membres se recrutent parmi les canuts, passe du côté des émeutiers.
Au terme d’une rude bataille – environ 600 victimes dont quelque 100 morts et 263 blessés côté militaire, et 69 morts et 140 blessés côté civil –, les émeutiers se rendent maîtres de la ville que fuient, dans la nuit du 22 au 23 novembre, le général Roguet, commandant la 7e division militaire, ainsi que le maire, Victor Prunelle.
Le 23 novembre, les insurgés sont maîtres de la ville et se gardent de tout pillage. Ils occupent l’Hôtel de Ville, mais leurs chefs, qui n’étaient « entrés en grève » que pour obtenir la correcte application de l’accord collectif, ne savent plus que faire de leur victoire. Un comité insurrectionnel se forme sous l’impulsion de quelques républicains, mais ne prend pas de mesures concrètes, faute d’un véritable programme et aussi du soutien des canuts, qui refusent de voir leur mouvement récupéré à des fins politiques.
La semaine suivante, les ouvriers, pensant avoir gagné et tenir leur tarif, reprennent le travail. Mais la Loi Le Chapelier n’a pas été remise en cause, et ils vont vite déchanter.
A Paris, le gouvernement décide d’envoyer 20 000 hommes rétablir l’ordre à Lyon. Ils entrent dans la ville le 3 décembre, sans effusion de sang, sans négociation, sans engagement de quelque nature que ce soit. Le 6 décembre le préfet est révoqué, la Garde nationale dissoute et une importante garnison est placée dans la ville. Le 7 décembre le tarif est annulé. Le gouvernement décide la construction d’un fort, pour séparer la Croix-Rousse de la ville de Lyon. 90 ouvriers sont arrêtés, dont 11 qui seront poursuivis en justice, mais qui seront acquittés en juin 1832.
Une deuxième insurrection des canuts aura lieu en 1834. Le patronat juge que la bonne conjoncture économique a fait augmenter de manière excessive les salaires des ouvriers et prétend leur imposer une baisse. En résulte un conflit, des grèves, dont les meneurs sont arrêtés et traduits en justice. Leur procès commence le 5 avril, au moment où la Chambre des pairs discute d’une loi destinée à durcir la répression contre les associations républicaines. Les républicains parviennent à créer un amalgame entre les associations politiques, qui sont en réalité visées par ce texte, et les associations mutuelles ouvrières auxquelles les canuts lyonnais sont très attachés. Aussi, le 9 avril, des milliers d’artisans se soulèvent tandis que les meneurs édictent des « ordres du jour » qu’ils n’hésitent pas à dater du « 22 germinal an XLII de la République ».
Il s’ensuit une « Sanglante semaine » au cours le laquelle, dans les premiers temps les ouvriers ont le dessus. Mais Adolphe Thiers, alors ministre de l’intérieur, fait abandonner la ville aux insurgés, puis, comme il fera en 1871 pour la Commune de Paris, la fait encercler, puis la reprendre. Le 15 avril c’est la fin. La deuxième grande insurrection des canuts est matée dans le sang. Plus de 600 victimes sont à déplorer. 10 000 insurgés faits prisonniers seront jugés dans un « procès monstre » à Paris en avril 1835, et seront condamnés à la déportation ou à de lourdes peines de prison.
Les pertes des militaires sont de 131 morts, tués au combat ou blessés mortellement, et 192 blessés. Du côté des civils on compte au total 190 morts, mais dans ce nombre figure aussi bien les civils insurgés que les civils tués sans armes. Du côté de blessés on en relève 122 à la date du 28 avril, dont 31 décèdent par la suite, mais le total des blessés du côté des insurgés est certainement plus élevé.
Des grèves malgré la loi Le Chapelier, entre 1830 et 1848 :
L’existence de la loi Le Chapelier n’empêche pas les grèves. Entre 1830 et 1848, l’Office du travail enregistre 1 049 grèves dans un cadre national[20]. 382 d’entre elles font l’objet de poursuites devant les tribunaux de justice : elles concernent 71 métiers et 121 localités. Parmi ces conflits sévèrement réprimés, les salaires sont les principales revendications. Seule une minorité d’entre eux pose la question de la réduction du temps de travail, comme celui des fileurs de l’agglomération rouennaise en 1830, celui fileurs de Paris en 1833, des mineurs à Anzin en 1837, des fileurs à Sentheim, dans le Haut-Rhin, en 1846.
À Radepont (Eure), en août 1839, la journée de travail des fileurs passe à 14 heures sans que l’on sache combien de temps ils travaillaient jusque-là. Toujours est-il qu’ils sont contraints de payer l’huile nécessaire au fonctionnement de leur quinquet, indispensable pour travailler à la tombée du jour. Ils refusent à la fois l’accroissement de la durée du travail et la fourniture de l’huile sur leurs propres subsides… avant d’accepter de travailler plus longtemps, mais sans fournir l’éclairage[21]. Ce n’est guère différent à Roubaix : en 1842, les ouvriers dénoncent la sévérité du règlement de la fabrique stipulant que désormais, dans les usines de la ville, « le travail hors d’heure, celui des nuits est obligatoire. L’ouvrier ne peut s’y soustraire sans se rendre passible des peines qu’encourt l’ouvrier s’absentant un jour de travail ».
Ainsi va la vie ouvrière en l’absence de syndicat et sous la férule de la loi Le Chapelier.
Les syndicats ont-ils été nécessaires au 19e siècle ? Regards sur la Révolution de 1848 et l’Empire
Au lendemain de la proclamation de la République, une délégation de 2000 ouvriers mécaniciens en armes arrive à l’Hôtel de Ville de Paris le 24 février 1848. Un délégué en armes dépose auprès du gouvernement provisoire, une pétition qui réclame l’organisation du travail le droit au travail, un minimum garanti pour l’ouvrier et sa famille en cas de maladie. Sous la pression populaire, le gouvernement est incité à céder. Louis Blanc rédige un texte par lequel le gouvernement s’engage à garantir du travail à tous les ouvriers et à autoriser leurs associations.
En une semaine 300 associations « ouvrières » sont créées à Paris. Créé le 27 février 1848, la commission du Luxembourg[22] promet de limiter à 10 heures la durée du travail. A son initiative, Le 2 mars le gouvernement provisoire publie un décret qui limite à 10 heures la durée du travail quotidienne à Paris, et à 11 heures en province, en même temps qu’il abolit le marchandage. La mesure qui verra à peine un début d’application, avant que la durée du travail ne soit remontée à 12 heures après les journées sanglantes de juin.
Le 27 avril, le Gouvernement provisoire proclame l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises.
La révolution de 1848 consacre une liberté d’association éphémère : l’article 8 de la Constitution du 4 novembre 1848 proclame le droit de s’associer et s’assembler paisiblement et sans armes ; l’article 13 encourage les associations volontaires. Mais pendant le Second Empire, le régime de l’autorisation préalable est rétabli (décret du 25 mars 1852). Seules les sociétés de secours mutuels échappent à la répression.
Mais avec la Révolution de 1848, et l’avènement de la république, va-t-on connaitre la fin de la loi Le Chapelier ? Pas du tout. Après la victoire de la réaction, le 15 mars 1849 une nouvelle loi fut votée contre les coalitions ouvrières et patronales, réaffirmant les termes de la loi Le Chapelier.
D’ailleurs, en pleine Révolution, on note des conflits en province où l’on continue comme auparavant à réprimer les coalitions de la même manière qu’auparavant. Par exemple, à la mi-mars 1848, soit une quinzaine de jours après la proclamation de la République, une grève se déclenche dans les filatures de Lillebonne (Seine-Inférieure, Seine-Maritime). Comme si rien n’avait changé on arrête les « meneurs », on les incarcère au Havre, et on les poursuit en correctionnelle pour délit de coalition. Mais les ouvriers qui n’ont pas été arrêtés n’arrêtent pas leur grève pour autant, et réclament la libération de leurs camarades. Pour eux le temps a changé : c’est la République ! Elle doit être sociale !
Les ouvriers en grève se réunissent tous les jours à plus de 500, pendant quinze jours, sur la place de la mairie de Lillebonne, mais rien n’y fait. Aussi le 31 mars, ils décident d’y planter pacifiquement un « arbre de la Liberté ». La foule est plus nombreuse qu’à l’habitude, car elle s’est renforcée d’ouvriers de l’atelier national mis en place par la mairie pour la réfection d’une route. Un peuplier décoré des couleurs de la république est avancé porté et protégé par des jeunes.
On s’arrête, et l’on commence à creuser le trou nécessaire à sa plantation. Mais le maire ne l’entend pas de cette oreille. Il a mobilisé la Garde nationale et obtenu le renfort de détachements des 28e et 69e régiments de Ligne. Accompagné de son adjoint, il empêche une première fois la plantation, mais n’arrive pas à se saisir de l’arbre qui est protégé par la foule. Il fait positionner la troupe en large carré devant la mairie. Avec près de 200 hommes, elle occupe ainsi une bonne partie de la place. Déterminée, la foule se déplace un peu plus loin et commence à creuser un nouveau trou. Maire le maire intervient de nouveau, protégé par des gardes nationaux baïonnettes au canon. Une nouvelle fois l’arbre, toujours protégé par les manifestants, est déplacé, et se préparer à creuser plus loin. Le maire intervient de nouveau, et somme à trois reprises la foule de se disperser, mais rien n’y fait. Cette fois ci la foule excédée s’énerve et se met à lancer des pierres sur les gardes. C’est alors qu’un coup de feu claque, tiré d’un coin de la place, derrière les manifestants, pendant que des pierres pleuvent sur les soldats. Les militaires ripostent et tirent dans à l’aveuglette. On comptera immédiatement 6 morts et 25 blessés[23] dont 15 graves parmi les manifestants. Par la suite, plusieurs d’entre eux moururent à l’hospice des suites de leurs blessures. Du coté des forces de l’ordre, on relèvera quelques ecchymoses sur 14 gardes nationaux et 9 soldats. Deux ouvriers furent condamnés pour rébellion à 8 mois de prison, et trois autres à 6 mois.
Violence exceptionnelle à cette époque ? Absolument pas, car quelques mois plus tard, le maire de Rouen fera liquider dans le sang la révolte des ouvriers de Rouen, qui protestaient contre l’élection de l’ensemble des députés de la Seine-inférieure chez les réactionnaires.
Mais les grèves ont lieu, malgré la réactivation de la loi Le Chapelier. Dès 1852, le ministère de la justice enregistre 86 grèves de coalitions, concernant 573 prévenus. En 1853, 109 poursuites sont ouvertes pour le même motif, 68 poursuites en 1854, 168 poursuites en 1855[24].
La montée de l’opposition républicaine conduit le gouvernement à infléchir sa politique dans un sens plus social. Il vise à diviser l’opposition, en favorisant à l’émergence sur sa gauche d’un courant populaire. C’est ainsi que nait le projet de loi sur les coalitions, signée d’Émile Ollivier, avocat et député.
De 1864 à 1884
Par la loi du 25 mai 1864, la coalition — c’est-à-dire l’association ou la grève — n’est plus déclarée illicite. Cependant elle reste un exercice autorisé soigneusement limité, et la punit sévèrement si l’adhésion à une association, comme la participation à une grève, sont obtenus par la violence c’est-à-dire les pressions physiques ou morales (manœuvres frauduleuses), les menaces, les coups et voies de faits, etc..
Loi du 25 mai 1864 sur les coalitions[25]
« Article 1er: les articles 414, 415 et 416 du code pénal sont abrogés. Ils sont remplacés par les articles suivants
Art. 414 : Sera puni d’un emprisonnement de six jours à trois ans et d’une amende de 16 fr. à 3 000 fr, ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque, à l’aide de violences, voies de fait, manœuvres frauduleuses, aura amené ou maintenu, tenté d’amener ou de maintenir une cessation concertée de travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail.
Art. 415 : Lorsque les faits punis à l’article précédent auront été commis par la suite d’un plan concerté, les coupables pourront être mis, par l’arrêt ou le jugement, sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus
Art. 416 : seront punis d’un emprisonnement de 6 jours à trois mois, et d’une amende de 16 frs à 300 frs, ou de l’une de ces deux peines seulement tous ouvriers patrons ou entrepreneurs d’ouvrage qui, à l’aide d’amende, défenses, proscriptions ou interdictions prononcées par suite d’une plan concerté, auront porté atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail.
Art.2 : Les articles 414, 415, et 416 ci-dessus, sont applicables aux propriétaires et fermiers ainsi qu’aux moissonneurs, domestiques et ouvriers de la campagne.
Les articles 19 et 20 du titre 2 de la loi des 28 septembre -6 octobre 1791 sont abrogés.»
Cependant les articles 260 et 291 du Code pénal maintiennent l’interdiction de constituer et de réunir des associations de résistance. Elle crée le délit d’atteintes « au libre exercice de l’industrie et du travail », et sa répression est sévère. Enfin, la grève constitue toujours une rupture du contrat de travail et peut justifier un licenciement du salarié gréviste ou une intervention de la force armée avec heurts sanglants et victimes Les « meneurs » s’exposent toujours à des risques certains.
C’est donc un cadeau dangereux que fait aux travailleurs le régime du second empire, mais cadeau dont les ouvriers n’hésitent pas à se servir. La loi a créé les conditions d’existence des organisations ouvrières, et de nombreuses chambres syndicales voient le jour. Elle crée aussi les conditions d’existence de la grève moderne, et elle a eu un effet stimulant immédiat, à Bordeaux et à Limoges[26].
A Limoges, dès le 18 mai une grève éclate dans la porcelaine contre les amendes que les patrons porcelainiers pratiquent[27]. La grève touche bientôt 25 fabriques, employant 4000 travailleurs. Le mouvement déborde sur d’autres corporations, et s’étend dans la région. Le 30 mai la grève est générale. On organise la solidarité. On collecte très loin de limoges, jusqu’à Vierzon et Bourges. Le patronat décide le lock-out le 8 juin. Le gouvernement intervient. D’un coté, il menace de dissoudre les sociétés de secours mutuels non approuvées qui emploient leur ressources à « prolonger et à subventionner les grèves », et de l’autre envoie des renforts militaires sur place. Une intense action psychologique, par le truchement de la presse affaiblit l’action des grévistes, qui reprennent le travail en juillet sans avoir rien obtenu.
Les conséquences de cette grève sont considérables. Les travailleurs limougeauds, ont appris à s’organiser, à inventer dans la lutte. Ils rédigent des tracts, fabriquent une affiche ronde, l’épée de Damoclès, dans laquelle, à partir du centre figurent tous leurs noms[28].
Le pouvoir libérateur de la loi de 1864 se vérifie un peu partout, jusque dans des régions où jamais ne s’étaient manifestés de conflits sociaux aigus, comme en fin décembre 1864, chez les cardeurs de Cours (Rhône). En 1864, 110 grèves intéressent 19740 ouvriers, pour atteindre 116 grèves concernant 88232 grévistes en 1870, avec des poussées nettes en 1867 et 1869[29].
L’Association internationale des travailleurs (AIT)
À partir de l’année 1865, une association s’implante en France malgré son interdiction : il s’agit de l’Association internationale des travailleurs (AIT), c’est-à-dire la première internationale (1864-1876). Elle se développe à Paris puis en banlieue, à partir de délégués qui ont participé à un meeting international à Londres. En mars elle s’étend à Lyon. En juin sont créées de sections à Caen, Lisieux, à Neufchâteau. En juillet, elle s’étend à Rouen et puis à Elbeuf. En 1866, elle atteint Rennes, Bordeaux, Villefranche-sur-Saône, Alger, la Guadeloupe. En 1867, c’est le Nord, avec Roubaix, les Bouches-du-Rhône, avec Marseille, etc. Les sections de l’AIT commencent par prendre la forme de Sociétés d’études économiques et sociales, qui deviennent des soutiens aux grèves. En avril 1868, Aubry, lithographe à Rouen, animé du souci d’affirmer l’autonomie ouvrière dans les actes lance une formule qui va servir de référence : celle de la fédération des sociétés ouvrières qui rassemble autour d’un cercle d’étude sociales, des associations aussi diverses que celles des lithographes, des fileurs de laine, des teinturiers, etc., ce qui permet de soutenir et d’organiser des solidarités, lors, par exemple, des grèves des fileurs de laines d’Elbeuf qui recevra des souscriptions de l’étranger.
La loi du 24 juillet 1867 reconnaît les coopératives ouvrières et celle du 6 juin 1868 le droit de réunion :
Sans abolir les dispositions du code pénal et de la loi de 1834, la loi du 24 juillet 1857 autorise les réunions publiques sur déclaration préalable et signature d’au moins sept personnes responsables. Le mouvement ouvrier va les utiliser à son profit. A Paris et dans les grandes villes c’est un déferlement, où les limites fixées (interdiction des sujets politiques ou religieux) sont transgressées.
Parallèlement, on note une croissance fulgurante de grèves qui culmine entre 1870 et 1872. Entre ces deux dates, c’est la guerre, puis la Commune et son écrasement par les versaillais.
Au lendemain de la Commune, la répression a une connotation sociale indiscutable. Elle est l’expression d’une haine et d’une peur de classe. Elle est antiouvrière et antisociale[30]. Mais dès le 2e semestre de 1871, et durant toute l’année 12871, certaines chambres syndicales crées à la fin de l’Empire, revivent. Ce sont les corps de métiers les mieux organisés avant 1870 qui ont le mieux résisté : à Paris, Lyon, Givors, Vienne, Rouen, Elbeuf, Saint-Étienne, dans l’Isère, etc.
À Paris, dès 1876, le mouvement ouvrier est reconstitué ; suivi par Lyon, en 1878, Marseille en 1879[31].
Une nouvelle vague de grèves culmine en 1880 et 1882, car les ouvriers s’avèrent, en effet, très sensibles au climat politique qui joue un rôle certain dans leur décision de faire ou ne pas faire grève. La politique agit tantôt comme un frein (République de Thiers, Ordre moral) tantôt comme un excitant: les grèves de 1879-80 naissent de l’espérance républicaine. La République assumée, les ouvriers pensent une nouvelle fois que le temps du social est venu, comme ce fut le cas en 1830, 1864, et ce sera le cas en 1905, 1919, ou 1936.
Au total, entre 1871 et 1890, il n’y a pas moins de 2923 grèves[32]. Cette dernière période est une période de prospérité économique, et les grèves sont nombreuses, rapides et généralement triomphantes.
Le 21 mars 1884, la loi « Waldeck-Rousseau », abroge la loi Le Chapelier :
Cette fois ci c’est la bonne ! Le 21 mars 1884 La loi « Waldeck-Rousseau », relative à la création de syndicats professionnels abroge la loi Le Chapelier :
« Art. 1er. Sont abrogés la loi des 14, 27 juin 1791 [Loi Le Chapelier] et l’article 416 du Code pénal. Les articles 291, 292, 293, 294 du Code pénal et la loi du 18 avril 1834 ne sont pas applicables aux syndicats professionnels. »
Concernant l’article 416, il s’agit bien de l’article créé par la loi de 1864, qui punissait « d’un emprisonnement de 6 jours à trois mois, et d’une amende de 16 frs à 300 frs, ou de l’une de ces deux peines seulement tous ouvriers patrons ou entrepreneurs d’ouvrage qui, à l’aide d’amende, défenses, proscriptions ou interdictions prononcées par suite d’une plan concerté, auront porté atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail. »
Les articles 291, 292, 293, 294 du Code pénal visaient à l’encadrement très strict des associations (interdiction des association à bt politique et des réunions et à la répression.
La loi du 18 avril 1834 aggravait les dispositions du code pénal napoléonien. Depuis cette date même les membres d’associations divisées en sections de moins de 20 personnes encouraient de lourdes amendes et des peines de prison.
Si l’on compte bien, il aura fallu 93 années de lutte, en France, pour supprimer la loi Le Chapelier, et reconquérir une liberté d’association, le droit de s’associer entre travailleurs d’une même entreprise ou d’une même corporation pour poser ses revendications et défendre ses intérêts.
Il a fallu un siècle de luttes, souvent sanglantes, pour rétablir des droits qui avaient été supprimés en 1791, avec le vote de la loi Le Chapelier qui interdit la grève, l’association des travailleurs, et toute action collective visant à avancer des revendications.
Faut-il comme le prétend Yvon Gattaz, qui considère que les syndicats seraient devenus Inutiles et nuisibles au 21e, considérer qu’ils doivent disparaître ? Faudrait-il donc comme il le souhaite, réhabiliter la loi Le Chapelier, dont on a vu les conséquences désastreuses pour les travailleurs ? En réalité, Yvon Gattaz spécule sur l’idée que les travailleurs aurait oublié leur passé, et qu’ils seraient mûr pour le revivre.
À l’opposé, cette contribution s’inspirait de la célèbre formule dont on attribue la paternité à de nombreux personnages célèbres (Winston Churchill, Karl Marx, etc.) : « Un peuple qui oublie son passé, se condamne à le revivre ».
Complément : Comment cela s’est-il passé en Angleterre?
En Angleterre, le même genre de loi appelée The Combination Act fut voté le 12 juillet 1799. Les associations d’ouvriers furent proscrites sous peine de poursuites judiciaires, et le droit de grève fut interdit. « Les Combination Acts furent adoptés par un Parlement d’antijacobins et de propriétaires terriens dont le souci majeur était d’ajouter à la législation existante des lois d’intimidation contre les réformateurs politiques »[33] écrit l’historien anglais Edward P. Thompson. Ce dispositif sera complété en 1800.
Mais cette loi sera abrogée en 1824, à la suite d’une intense action de lobbying du radical Francis Place, dans un environnement marqué par le droit de vote. Il fut immédiatement suivi d’« une vague de création de syndicats légaux et de grèves » ce qui conduisit le gouvernement à vouloir rétablir les dispositions répressives des Combination Acts.
Un nouveau Combination Act fut voté en 1825, mais devant le risque d’insurrection, le gouvernement se contenta de faire voter un texte qui transformait toute forme de persuasion ou d’intimidation des non-syndiqués en délit, mais préservait la dépénalisation du syndicalisme et de la grève.
Complément : Comment cela s’est-il passé en Belgique?
En Belgique, la Loi Le chapelier a été appliquée quasiment depuis son origine, puisque le pays était partie intégrante de l’Empire napoléonien.
Lors de la fondation de la Belgique, en 1830, les nouveaux dirigeants ont fait figurer un droit d’association dans la Constitution. Mais ce droit n’était toutefois pas destiné à la classe ouvrière à qui la fameuse loi Le Chapelier interdisait toute coalition en vue d’obtenir de meilleurs salaires.
En 1867, cette loi fut abrogée, mais les gouvernants introduisirent un article dans le Code pénal belge, l’article 310, qui prévoyait des sanctions contre les grévistes. Ce n’est qu’en 1921 que cet article fut supprimé. Ce fut un acquis de la classe ouvrière et ce n’est pas un hasard si cela eut lieu après la Première Guerre mondiale.
Dès lors, on ne put plus se retrouver en prison pour fait de grève. Il existait quand même une autre façon de réprimer les grèves : invoquer la rupture de contrat. Ce n’est qu’en 1967 que la Cour de cassation belge interdira cette pratique.
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Loi « Waldeck-Rousseau » du 21 mars 1884, relative à la création de syndicats professionnels
Le Sénat et la Chambre des Députés ont adopté,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
ARTICLE 1er. Sont abrogés la loi des 14, 27 juin 1791 et l’article 416 du Code pénal. Les articles 291, 292, 293, 294 du Code pénal et la loi du 18 avril 1834 ne sont pas applicables aux syndicats professionnels.
Art. 2. Les syndicats ou associations professionnelles, même de plus de vingt personnes exerçant la même profession, des métiers similaires, ou des professions connexes concourant à l’établissement de produits déterminés, pourront se constituer librement sans l’autorisation du Gouvernement.
Art. 3. Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles.
Art. 4. Les fondateurs de tout syndicat professionnel devront déposer les statuts et les noms de ceux qui, à un titre quelconque, seront chargés de l’administration ou de la direction. Ce dépôt aura lieu à la mairie de la localité où le syndicat est établi, et à Paris à la préfecture de la Seine. Ce dépôt sera renouvelé à chaque changement de la direction ou des statuts. Communication des statuts devra être donnée par le maire ou par le préfet de la Seine au procureur dela République. Les membres de tout syndicat professionnel chargés de l’administration ou de la direction de ce syndicat devront être Français et jouir de leurs droits civils.
Art. 5. Les syndicats professionnels régulièrement constitués d’après les prescriptions de la présente loi pourront librement se concerter pour l’étude et la défense de leurs intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. Ces unions devront faire connaître, conformément au deuxième paragraphe de l’article 4, les noms des syndicats qui les composent. Elles ne peuvent posséder aucun immeuble ni ester en justice.
Art. 6. Les syndicats professionnels de patrons ou d’ouvriers auront le droit d’ester en justice. Ils pourront employer les sommes provenant des cotisations. Toutefois ils ne pourront acquérir d’autres immeubles que ceux qui sont nécessaires à leurs réunions, à leurs bibliothèques et à des cours d’instruction professionnelle. Ils pourront, sans autorisation, mais en se conformant aux autres dispositions de la loi, constituer entre leurs membres des caisses spéciales de secours mutuels et de retraites. Ils pourront librement créer et administrer des offices de renseignements pour les offres et les demandes de travail. Ils pourront être consultés sur tous les différends et toutes les questions se rattachant à leur spécialité. Dans les affaires contentieuses, les avis du syndicat seront tenus à la disposition des parties, qui pourront en prendre communication et copie.
Art. 7. Tout membre d’un syndicat professionnel peut se retirer à tout instant de l’association, nonobstant toute clause contraire, mais sans préjudice du droit pour le syndicat de réclamer la cotisation de l’année courante. Toute personne qui se retire d’un syndicat conserve le droit d’être membre des sociétés de secours mutuels et de pensions de retraite pour la vieillesse à l’actif desquelles elle a contribué par des cotisations ou versements de fonds.
Art. 8. Lorsque les biens auront été acquis contrairement aux dispositions de l’article 6, la nullité de l’acquisition ou de la libéralité pourra être demandée par le procureur de la République ou par les intéressés. Dans le cas d’acquisition à titre onéreux, les immeubles seront vendus et le prix en sera déposé à la caisse de l’association. Dans le cas de libéralité, les biens feront retour aux disposants ou à leurs héritiers ou ayants cause.
Art. 9. Les infractions aux dispositions des articles 2, 3, 4, 5 et 6 de la présente loi seront poursuivies contre les directeurs ou administrateurs des syndicats et punies d’une amende de 16 à 200 francs. Les tribunaux pourront en outre, à la diligence du procureur de la République, prononcer la dissolution du syndicat et la nullité des acquisitions d’immeubles faites en violation des dispositions de l’article 6. Au cas de fausse déclaration relative aux statuts et aux noms et qualités des administrateurs ou directeurs, l’amende pourra être portée à 500 francs.
Art. 10. La présente loi est applicable à l’Algérie. Elle est également applicable aux colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion. Toutefois les travailleurs étrangers et engagés sous le nom d’immigrants ne pourront faire partie des syndicats.
La présente loi délibérée et adoptée par le Sénat et la Chambre des députés, sera exécutée comme loi de l’État.
Fait à Paris, le 21 mars 1884.
Signé : Jules GREVY.
(..)
Loi « Waldeck-Rousseau » du 21 mars 1884, relative à la création de syndicats professionnels, décide que les articles ci-dessous ne seront plus applicables aux syndicats professionnels
Code pénal napoléonien (1810) :
SECTION VII. – DES ASSOCIATIONS OU RÉUNIONS ILLICITES.
ART. 291: Nulle association de plus de vingt personnes, dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société.
Dans le nombre de personnes indiqué par le présent article, ne sont pas comprises celles domiciliées dans la maison où l’association se réunit.
ART. 292 : Toute association de la nature ci-dessus exprimée qui se sera formée sans autorisation, ou qui, après l’avoir obtenue, aura enfreint les conditions à elle imposées, sera dissoute.
Les chefs, directeurs, ou administrateurs de l’association seront en outre punis d’une amende de seize francs à deux cents francs.
ART. 293 : Si, par discours, exhortations, invocations ou prières, en quelque langue que ce soit, ou par lecture, affiche, publication ou distribution d’écrits quelconques, il a été fait, dans ces assemblées, quelque provocation à des crimes ou à des délits, la peine sera de cent francs à trois cents francs d »amende, et de trois mois à deux ans d’emprisonnement, contre les chefs, directeurs et administrateurs de ces associations ; sans préjudice des peines plus fortes qui seraient portées par la loi contre les individus personnellement coupables de la provocation, lesquels, en aucun cas, ne pourront être punis d’une peine moindre que celle infligée aux chefs, directeurs et administrateurs de l’association.
ARTICLE 294 : Tout individu qui, sans la permission de l’autorité municipale, aura accordé ou consenti l’usage de sa maison ou de son appartement, en tout ou en partie, pour la réunion des membres d’une association même autorisée, ou pour l’exercice d’un culte, sera puni d’une amende de seize francs à deux cents francs.
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Pour mémoire, le texte intégral de la discussion du 14 juin 1791 à l’Assemblée nationale, concernant la loi Chapelier-Le Chapelier :
Discussion et vote de la loi Le Chapelier, le 14 juin 1791 [34]
M. CHAPELIER: Je viens, au nom de votre Comité de la constitution, vous déférer une contravention aux principes constitutionnels qui suppriment les corporations, contravention de laquelle naissent de grands dangers pour l’ordre public.
Plusieurs personnes ont cherché à recréer les corporations anéanties en formant des assemblées d’arts et métiers, dans lesquelles il a été nommé des présidents, des secrétaires, des syndics et autres officiers.
Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume, et qui ont déjà établi entre elles des correspondances, est de forcer les entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres, à augmenter le prix de la journée de travail; d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leurs ateliers de faire entre eux des conventions à l’amiable; de leur faire signer sur des registres l’obligation de se soumettre aux taux de la journée de travail fixé par ces assemblées, et aux autres règlements qu’elles se permettent de faire.
On emploie même la violence pour faire exécuter ces règlements; on force les ouvriers de quitter leurs boutiques, lors même qu’ils sont contents du salaire qu’ils y perçoivent; on veut dépeupler les ateliers; et déjà plusieurs ateliers se sont soulevés, et différents désordres ont été commis.
Les premiers ouvriers qui se sont assemblés en ont obtenus la permission de la municipalité de Paris. A cet égard, la municipalité parait avoir commis une faute. Il doit sans doute être permis à tous les citoyens de s’assembler; mais il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs; il n’y a plus de corporation dans l’État; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu, et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation.
Les assemblées dont il s’agit ont présenté, pour obtenir l’autorisation de la municipalité, des motifs spécieux; elles se sont dites destinées à procurer des secours aux ouvriers de la même professions, malades ou sans travail; ces caisses de secours ont paru utiles; mais qu’on ne se méprenne pas sur cette assertion: c’est à la Nation, c’est aux officiers publics, en son nom, à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin pour leur existence, et des secours aux infirmes. Les distributions particulières de secours, lorsqu’elles ne sont pas dangereuses par leur mauvaise administration, tendent au moins à faire renaitre les corporations; elles exigent la réunion fréquente des individus d’une même profession, la nomination de syndics et autres officiers, la formation de règlements, l’exclusion de ceux qui ne se soumettraient pas à ces règlements; c’est ainsi que renaitraient les privilèges, les maitrises, etc.
Votre comité a cru qu’il était instant de prévenir les progrès de ce désordre.
Ces malheureuses sociétés ont succédé à Paris à une société qui s’y était établie sous le nom de Société des Devoirs. Ceux qui ne satisfaisaient pas aux devoirs, aux règlements de cette Société, étaient vexés de toutes manières. Nous avons les plus fortes raisons de croire que l’institution de ces assemblées a été stimulée dans l’esprit des ouvriers, moins dans le but de faire augmenter, part leur coalition, le salaire de la journée de travail, que dans l’intention secrète de fomenter de troubles.
Il faut donc remonter au principe que c’est aux conventions libres, d’individus à individus, à fixer la journée pour chaque ouvrier ; c’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’occupe.
Sans examiner quel doit être raisonnable le salaire de la journée de travail, et avouant seulement qu’il devrait être un peu plus considérable qu’il en l’est à présent (murmures) et ce que je dis là est extrêmement vrai, car dans une nation libre les salaires doivent être un peu plus considérables pour celui qui les reçoit hors de cette dépendance absolue que produit la privation des besoins de première nécessité, et qui es tpresque celle de l’esclavage; c’est ainsi que les ouvriers anglais sont payés davantage que les français ; je disais donc que, sans fixer ici le taux précis de la journée de travail, taux qui doit dépendre des conventions librement faites entre les particuliers, le comité de constitution avait cru indispensable de vous soumettre le projet de décret suivant qui a pour objet de prévenir tant les coalitions que formeraient les ouvriers pour faire augmenter le prix de la journée de travail, que celles que formeraient les entrepreneurs pour la faire diminuer.
Art.1er: L’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens d’un même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la constitution, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte que ce soit.
II: Les citoyens d’un même état ou profession, entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque, ne pourront lorsqu’ils se trouveront ensemble se nommer président ni secrétaire ou syndic, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.
III: Il est interdit à tous corps administratifs ou municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition sous la dénomination d’un état ou d’une profession, d’y faire aucune réponse; Il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière et de veiller soigneusement à ce qu’il leur soit donné aucune suite ni exécution.
IV: Si contre les principes de la liberté et de la constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations faisaient entre eux des délibérations tendant à refuser de concert ou n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites délibérations, accompagnées ou non de serment, on déclarées inconstitutionnelles et attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l’Homme, et de nul effet; les corps administratifs et municipaux sont tenus de les déclarer telles; les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées, seront cités devant le tribunal de police, à la requête du procureur de la commune, et condamnés à 500 livres d’amende, et suspendus pendant un an de l’exercice de tous leurs droits de citoyens actifs, et de l’entrée dans les assemblées.
V: Il est défendu à tous corps administratifs et municipaux, à peine par leurs membres d’en répondre en leur propre nom, d’employer, admettre ou souffrir qu’on admette aux ouvrages de leurs professions, dans aucun travaux publics, ceux des entrepreneurs, ouvriers et compagnons, qui provoqueraient ou signeraient lesdites délibérations ou conventions, si ce n’est dans le cas où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police pour les rétracter ou les désavouer.
VI: Si lesdites délibérations ou conventions, affichées ou distribuées par lettres circulaires, contenaient quelque menace contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers ou journalier étranger qui viendraient travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contentent d’un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et signataires des actes ou écrits seront punis d’une amende de 1000 livres chacun, et de trois mois de prison.
VII: Si la liberté individuelle des entrepreneurs et ouvriers est attaquée par des menaces ou des violences de la part de ces coalitions, les auteurs des violences seront poursuivis comme perturbateurs du repos public.
VIII: Les attroupements d’ouvriers qui auraient pour but de gêner le travail et la liberté que la constitution accorde au travail de l’industrie, et de s’opposer à des règlements de police ou à l’exécution de jugements en cette manière, seront regardés comme attroupements séditieux, et punis en conséquence.
M. L’ABBÉ: Je demande que l’article qui défend aux sociétés des personnes de la même profession de se donner des présidents soit étendu à toutes les sociétés quelconques (on murmure), et j’insiste sur mon amendement.
Plusieurs membres de la gauche: Et nous insistons.
M. CHABROUD: Je demande que l’opinant soit rappelé à l’ordre, ou du moins que l’assemblée passe sur le champ à l’ordre du jour.
L’assemblée passe à l’ordre du jour
M. BIAUZAT: J’ai la même opinion que le comité sur le fond du projet de décret; mais je crois convenable que l’Assemblée se donne le temps de la réflexion. Je ne veux pas proposer un ajournement qui pourrait avoir des inconvénients, mais un renvoi à la séance de demain matin. A la simple lecture qui vient d’être faite, je crois entrevoir quelques discordes entre l’article qui interdit des assemblées de personnes qui se trouveraient avoir la même profession, et les décrets constitutionnels sur la liberté de tenir des assemblées.
L’assemblée décide que le projet sera mis en délibération article par article.
M. BIAUZAT: Je voudrais que la corporation des ci-devant procureurs du Chatelet fût nominativement comprise dans le décret; cette corporation tient fréquemment des assemblées; elle a arrêté que ses membre demanderont respectivement des remises, les présents pour les absents, et non pour les autres avoués qui n’ont pas fait partie de leur corporation; elle a arrêté de ne pas admettre les autres avoués, qui n’ont pas été procureurs, à faire des enchères dans le cas de vente par licitation et sur saisie réelle.
M. CHAPELIER: Le décret comprenant les corporations de toute profession, il s’étend aux ci-devant procureurs comme aux autres corporations.
M. BIAUZAT: Je demande que mon observation et la réponse de M. le rapporteur soient consignées dans le procès-verbal.
M. MARTINEAU: Quelles sont les preuves de cette assertion ? Pouvez-vous faire une loi sur un fait qui n’est pas prouvé, sur un fait qui ne peut l’être ? Car comment saurez-vous que deux procureurs ont fait entre eux la convention secrète de ne point demander la remise pour les avoués étrangers à la leur corporation ? Pourrez-vous les forcer à rendre service à de gens qu’ils ne connaissent pas?
M. BIAUZAT: J’ai chez moi, nous avons journellement sous les yeux des affiches imprimées dans lesquelles il est dit que les enchères seront reçues que par des avoués ci-devant procureurs au Châtelet.
M. LAVIE: Au lieu de parlements, nous avons des juges de districts. Cependant les ci-devant procureurs continuent à exiger le même salaire, les mêmes droits qu’auparavant. Je demande que l’on arrête cette dépréciation des anciens corbeaux de la justice…
M. CHABROUD: Il s’agit ici d’une contravention à la loi; il est étonnant que les corps administratifs et les tribunaux ne l’aient pas encore réprimée. L’exclusion de nouveaux avoués du droit de faire des enchères est un délit du ressort des tribunaux, qui doit être pris en considération par des officiers chargés du ministère public. Je demande donc que l’on passe à l’ordre du jour.
L’Assemblée passe à l’ordre du jour.
Les différents articles proposés par M. Chapelier sont successivement mis aux voix et décrétés.
M. JALET, curé de Noyon: On a vu l’an dernier, dans les campagnes, une foule d’attroupements séditieux ayant pour objet, après la moisson, de faire augmenter le prix de la coupe des blés. On a vu ces journaliers pousser l’atrocité jusqu’à descendre un vieillard, un père de famille, dans un puits, le menaçant de l’y noyer s’il ne souscrivait un salaire double ou triple de celui dont on était convenu avant la mission. Je demande que chaque commune s’assemble le 1er juillet pour taxer (on murmure) les moissons, et que les moissonneurs soient mandés à cette assemblée pour convenir du prix avec les propriétaires.
M. DESMENIERS: la rédaction de la loi que le préopinant vous propose n’est pas aussi facile qu’il le pense. Le Comité de constitution vous présentera, après que vous ayez terminé le code pénal, un code municipal et un code de police correctionnelle. Le Comité de l’agriculture et de commerce s’est aussi occupé, de concert avec le Comité de constitution, des moyens de réprimer les désordres qui ont eu lieu l’année dernière au temps des moissons; ces moyens font partie d’un plan général de police rurale qui va être livré à l’impression.
Peut-être, relativement aux moissons dans les départements du Nord, pourra-t-on prendre un décret provisoire ayant pour objet de prévenir les désordres dont on vient de parler. Je demande que M. Le Président soit chargé d’écrire sur-le-champ à M. le Rapporteur chargé de ce travail, pour savoir s’il peut le détacher du travail général sur la police rurale et correctionnelle, et que sur le surplus on passe à l’ordre du jour.
(…)
Le texte complet d’Yvon Gattaz (2010) :
« De façon sociétale, les syndicats ont été nécessaires au XIXème siècle, utiles puis abusifs au XXème, inutiles et nuisibles au XXIème. Ils doivent disparaître.
Il est vrai qu’historiquement l’homme a été souvent oublié dans la recherche de l’outil, de l’industrialisation, de la performance, du progrès technique et de la productivité à tout prix. C’est l’origine même des « syndicats d’ouvriers » du XIXème siècle, où des hommes courageux ont pris la défense des exploités avec le succès que l’on sait.
Mais depuis cette époque, les relations entreprises-salariés ont évolué de façon surprenante. Ceux qui ne le croient pas ne sont généralement jamais entrés dans une usine moderne, où ils seraient surpris de constater la nature confiante des relations entre direction et salariés, aujourd’hui conscients de leurs droits, bien sûr, mais aussi de leurs responsabilités. C’est pourquoi le dialogue « humain à la base » s’instaure souvent spontanément avec un succès honorable. Ce que les tenants irréductibles du conflit social n’ont pas encore compris, c’est la montée vertigineuse de la compréhension économique des salariés depuis quarante ans, et leur capacité, de ce fait, à négocier habilement avec leur direction de presque tous les problèmes directs tels que salaire, temps de travail, conditions de travail, à l’exception bien sûr des grands accords exigeant la représentation de masse telle l’assurance retraite ou l’assurance chômage, justifiant la survie des syndicats, aujourd’hui obsolètes et dépassés pour toutes les autres fonctions pour lesquelles les salariés leur ont retiré leur confiance.
Cette recherche du modèle social perdu se conclura inévitablement par le renforcement local d’un dialogue humain, direct et personnalisé, entre une direction nécessairement compréhensive et des salariés de plus en plus avertis. Et ces fameux conflits sociaux qui alimentent les faits divers s’atténueront d’eux-mêmes, puisque, toujours d’après Gélinier, le secret de la paix sociale c’est le traitement des griefs dès leur origine pour éviter leur amplification, comme pour un incendie dont les caractéristiques sont très proches.
Les pessimistes dénonceront notre constat en démontrant que les actionnaires ont repris vigueur depuis les rapports Cadbury, puis Viénot et la nouvelle gouvernance qui protègent des actionnaires autrefois un peu oubliés, et aujourd’hui à nouveau protégés.
Ce débat actionnaires contre salariés est en réalité stérile. Les actionnaires, même s’ils ne sont pas dirigeants eux-mêmes, donc simples « capitalistes », doivent comprendre que l’intérêt de leur entreprise est indéfectiblement lié au climat humain qui règne à l’intérieur. Aucune entreprise terrassée par les conflits sociaux n’a été performante. Et l’on se pose parfois cette question naïve : les entreprises ont-elles des syndicats nuisibles parce qu’elles vont mal ? Ou vont-elles mal parce qu’elles ont des syndicats nuisibles ? C’est la première réponse qui est la bonne car nous avons la preuve que les syndicats sont peu présents dans les entreprises performantes où les salariés font confiance à leur direction et où s’est instauré ce bon climat humain « direct et personnalisé », secret incontournable du succès économique. (…) »
[1] En 1986, Yvon Gattaz déclarait : « La suppression de l’autorisation de licenciement devrait permettre de créer 300 000 à 400 000 emplois ».
[2] Gaudin-Bordes Lucile, « La tyrannie tautologique : l’évidence comme outil énonciatif et stratégie discursive. », Langue française 4/2008 (n° 160), p. 55-71
[3] Karl Marx et Friedrich Engels, « Manifeste du parti communiste » – 1848
[4] Compte rendu intégral de la réunion de l’Assemblée nationale du 14 juin 1791 se trouve sans la « Gazette nationale ou le Moniteur Universel », N°166, mercredi 15 juin 1791, in Réimpression de l’Ancien Moniteur (mai 1789, novembre 1799) (voir Gallica.fr)
[5] Coté patronal, l’Article 414 est sensé être le pendant de l’article 415 : «Article 414 : Toute coalition entre ceux qui font travailler des ouvriers, tendant à forcer injustement et abusivement l’abaissement des salaires, suivie d’une tentative ou d’un commencement d’exécution, sera punie d’un emprisonnement de six jours à un mois, et d’une amende de deux cents francs à trois mille francs. »
[6] Action patronale, pouvoir, organisation. Règlements d’usines et contrôle de la main d’œuvre au XIXe siècle, par Alberto Mellucci, in Bulletin de la société d’études jauréssiennes, n°63, octobre décembre 1976.
[7] S. Mony, « Manifeste aux ouvriers, 10 février 1857« , cité dans : La Société de Commentry-Fourchambault (1854-1954), Paris, 1954, p199)
[8] Ibid
[9] Action patronale, pouvoir, organisation, etc. par Alberto Mellucci. Ouvrage cité
[10] Ibid
[11] Le Patron, De l’avènement à la conservation, Tournai, 1969, p33, cité dans Action patronale, pouvoir, organisation, etc. par Alberto Mellucci. Ouvrage cité.
[12] Arch. dép. de Seine-Maritime, cote 10M330.
[13] Le Journal de Rouen, d’août à novembre 1825, en ligne sur le site des archives de Seine-Maritime.
[14] Jean Bruhat cite le préfet de Seine-Inférieure, dans son livre Histoire du Mouvement ouvrier français, Éditions sociales, 1952, p 210 : « Un exemple d’une haute sévérité me paraissait indispensable dans l’intérêt de l’industrie comme pour le maintien de la tranquillité publique »
[15] Ibid, p 210, 211, 212.
[16] Lire à ce sujet Le Mouvement ouvrier parisien (1830-1834) par A. Faure, dans la revue Le Mouvement social n°88 (juillet-septembre 1974), http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb156075913
[17] Le Journal de Rouen, numéro du 28 août 1830.
[18] Arch. Dép. de Seine-Maritime, cote 3U4-1320
[19] Le Journal de Rouen est consultable en ligne sur le site des archives départementales de Seine-Maritime.
[20] Corine Maitte and Didier Terrier, « Conflits et résistances autour du temps de travail avant l’industrialisation », Temporalités [Online], 16 | 2012, Online since 13 December 2012, connection on 27 March 2016. URL : http://temporalites.revues.org/2203
[21] Corine Maitte and Didier Terrier, ibid
[22] La Commission du gouvernement pour les travailleurs, fut crée le 28 février 1848 par le gouvernement provisoire de la République. Elle siégea au Palais du Luxembourg et prit le nom de Commission du Luxembourg
[23] Archives départementales de Seine maritime, cote 2U 630.
[24] Édouard Doléans, et De Hov, Histoire du travail en France, Paris 1953-1955, time I, p 245, et Michèle Perrot, les ouvriers en grève, EHESS, Paris 1974. Cités dans La France Ouvrière, tome 1, des origines à 1920, Éditions sociales, scandéditions, 1993
[25] Commentaire de la loi du 25 mai 1864 sur les coalitions, par M. Émile Ollivier, Éd. Marescq aîné (Paris), 1864. In-16, 128 p.
[26] Ibid.
[27] La France Ouvrière, tome 1, des origines à 1920, Éditions sociales, Scandéditions, 1993.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] La France Ouvrière, tome 1, des origines à 1920, Renaissance et recomposition (Rolande Trempé) Éditions sociales, scandéditions, 1993,
[31] Bernard Moss, Aux origines du mouvement ouvrier français, belles Lettres, Paris, 1985.
[32] Les ouvriers en grève (France 1871-1890) par Michèle Perrot, dans la revue Le Mouvement social n°82 (janvier-mars 1973),
[33] Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Traduit de l’anglais par G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. Thibault, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2012, 1 164 p.
[34] Gazette nationale ou le Moniteur Universel, N°166, mercredi 15 juin 1791, in Réimpression de l’Ancien Moniteur (mai 1789, novembre 1799)