Numéro 32
Mai-juin 68 en Seine-Maritime
Mai 68 à La Cellophane d'Arques la Bataille
par Georges Trebot
La Cellophane avant 1967
En mai 1968, j’étais chez Rhône Poulec à la Cellophane, filiale qui a été regroupée par la suite dans la division « Information Communication » dont la vocation était l’enregistrement et la restitution des sons et des images. A Arques la Bataille, nous enduisions des supports papiers ou plastiques sur lesquels étaient reproduites des images et fabriquions les machines qui permettaient cette opération (par exemple machine à tirer les plans, photocopieuses, etc.)
Embauché en 1965 au bureau d’étude et de méthodes c’était l’époque où de nombreuses entreprises s’étaient décentralisées de la région parisienne, entraînant avec elles une partie de leur encadrement.
C’était aussi l’époque où, dans le cadre du plan textile au niveau européen qui prévoyait 400 000 emplois dans la professions, tenant compte aussi de l’augmentation considérable de la productivité et des nouvelles fibres textiles chimiques qui se développaient, Rhône Poulenc réduisait ses effectifs de manière importante dans les textiles artificiels (viscose ou soie artificielle) et la CTA à Arques était particulièrement menacée avec ses 350 salariés.
L’implantation de La Cellophane dans l’enceinte même de la CTA visait aussi pour une part à compresser la perte progressive du nombre d’emplois à la CTA, implantée depuis 1904. à Arques où a été inventée la viscose employant jusqu’à 2500 salariés jusqu’en 1956. A cette époque les trains venant de Dieppe ou Neufchâtel-en-Bray avec des ramassages en cours de route « débarquaient » le personnel aux portes de l’usine, sur les quais qui leur étaient réservés.
Toujours à la même époque, entre 1960 et 1965, les autres usines implantées à Arques avaient fermé (transformation du charbon et distribution, menuiserie industrielle) licenciant tout le personnel.
C’est donc dans ce contexte que « La Cello » - c'est ainsi que l'on appelait l'usine La cellophane - s’est installée à Arques. C’était pour l’opinion publique « le sauveur » et Rhône Poulenc restait le seul gros employeur d’Arques (350 salariés à la Cello ; 360 à la CTA), ayant monopolisé tous les terrains industriels existants (qu’ils laissaient en friches) empêchant ainsi d’autres implantation industrielles dont Renault qui avait l’intention de s’installer, possédant des centaines de logements pour le personnel, un dispensaire, une centaine d’hectares de terrain agricole et à bâtir, une ferme pour la distribution du lait, auxquels s’ajoutait la mainmise sur de nombreuses associations sportives, musicales, charitables, etc., en développant ainsi un certain chauvinisme arquais autour de Rhône-Poulenc.
Au paternalisme de Rhône-Poulenc installée à cette époque depuis plus de 60 ans à Arques, ou la municipalité de toujours était dirigée par un patron jusqu’en 1965 et un colonel en retraite de 1965 à 1971 ; à ce paternalisme s’ajoutait le sauveur avec la Cello.
En 1965, c’était l’état d’esprit des salariés et de la population
Arquaise composée de 3000 habitants.
La grille de l'usine est fermée le 17 mai 1968 à
18h00; elle le restera jusqu'au 12 juin
La relance du syndicat CGT à la
Cellophane en 1967.
Etant Arquais moi-même, j’avais bien pris conscience de cet état d’esprit , et de ce lien étroit entre la population et les salariés de Rhône-Poulenc, des solidarités qui existaient aussi entre eux, certes sur des bases paternalistes et de collaboration de classe que l’on retrouvait aussi au sein du conseil municipal, mais solidarité quand même et chauvinisme qui était abondamment nourri au travers des nombreuses activités et autres financées par les directions de Rhône-Poulenc (c’était l’argent qui aurait dû revenir au CE) qui avec leurs hommes les impulsaient.
Situation complexe quand on arrive dans une entreprise où, que ce soit à la CTA ou à la Cello, dans la même enceinte mais avec 2 directions différentes, les comités d’ entreprises, les réunions de DOP et le comité inter entreprise sont animés par les directions ou des élus qui sont dans le moule Rhône Poulenc.
Pour Rhône Poulenc, "tout baignait", ou presque car il y avait d’autres réalités qui, aux yeux de l’opinion publique étaient cachées mais que vivaient quotidiennement les salariés : les bas salaires, les conditions de travail, et concernant particulièrement la Cello, les discriminations, les salaires à la tête du client, les pressions individuelles et autres réalités touchant à l’amour propre du personnel de souche locale quand il se faisait traiter de « betteravier » avec tout le mépris que cela comportait.
En 1963, une grève minoritaire s’était déclenchée sur ces bases, sans organisation syndicale, spontanément. Pendant 15 jours les grévistes étaient restés devant les grilles de l’usine, attendant que cela se règle, ce qui s’est conclu par une reprise sans résultats si ce n’est que renforcer la direction et ses sbires.
Très vite je pris conscience de la nécessité de l’organisation syndicale CGT dans l’établissement qui était alors embryonnaire (5 syndiqués CGT en 1966). La direction avait embauché un militant FO qui n’avait qu’à signer le travail qu’elle lui avait préparé (bulletin de « déformation », ordre du jour DP-CE).
Je me souviens de ma première prise de contact avec un militant CGT dans l’entreprise – Auguste Houzard – très discret, mais avec des conceptions de classe bien ancrées.
Après lui avoir fait part d’un certain nombre de mes observations, avec lesquelles il était globalement d’accord, je lui avais naturellement demandé ce qu’il attendait pour dénoncer la situation du moment, proposer et intervenir.
Sa réponse a consisté à me dire qu’ « à lui seul il ne pouvait pas tout faire et que si je rejoignais la CGT et y prenais des responsabilités, ça permettrait d’être plus efficace ». C’est ainsi que nous avons pris rendez-vous et arrêté une stratégie pour :
Face au refus de la direction de négocier des revendications et de les satisfaire, dès mai 1967 les premiers débrayages avaient lieu, 1 heure à la fois, rassemblant toujours plus, mettant la direction qui organisait la répression, sur la défensive, la faisant sortir du bois pour qu’elle montre son vrai visage (tenir compte de l’état d’esprit de l’époque) et tombe dans toutes les provocations, ce qui ne faisait que renforcer la combativité des « betteraviers » dont je faisait partie.
En avril 68, on préparait une grande
grève pour mai ...
La stratégie du « clou que l’on enfonce à petits coups pour ne pas le tordre » a permis début 68 de rassembler au cours de chaque débrayage (une heure par mois après chaque réunion de DP) 95% des ouvriers et 10% des ETAM.
De l’instinct de classe qui s’était réveillé, se développait la conscience de classe.
Au début du mois d’avril, le principe d’une grève générale était décidé avec la grande majorité des salariés, mais les conditions restaient encore à remplir :
Après bien des réflexions pour répondre à ces questions, la période de grève était décidée pour la fin juin, tenant compte que c’est la période avant les départs en vacances du mois d’août, qu’il faut donc produire en un mois pour le mois en cours, pour la période de vacances et pour les deux premières semaines de la rentrée.
Nous avons fait imprimer 100 000 billets de soutien à répartir dans les différentes usines du groupe avec lesquelles nous coordonnions les actions communes et aussi au niveau local.
Dans les ateliers et bureaux c’était l’effervescence, les langues se déliaient de plus en plus, les gens s’exprimaient plus librement et les « chefs de services » n’osaient plus intervenir pour interrompre les discussions. Seule la direction se déplaçait, mais le fait qu’un délégué était prêt à intervenir dans chaque secteur, la direction rebroussait chemin ; elle n’était plus maître du personnel.
L’état d’esprit avait changé parmi le personnel, par contre du coté de la direction c’était le blocage, le durcissement, mais le personnel avait pris conscience de sa force.
Nous avons donc continué nos actions en préparant le personnel à
frapper un gros coup, en créant les conditions du soutien le plus large
de la population et des différentes catégories socioprofessionnelles
d’Arques (particulièrement chez les enseignants, les commerçants, etc.)
... Et ce fut le mouvement de
Mai-juin 68 !
Le lundi 13 mai, il y a eu l’appel de la CGT contre la répression policière à Paris.
A 4h30 du matin, devant l’usine, les militants informaient le personnel du 1er poste.
A 7h30, quand les « journées normales » sont arrivées, les salariés du 1er poste les attendaient à la grille. Ensemble ils décidaient la grève pour toute la journée et organisaient le cortège pour participer à la manif de Dieppe.
Cette journée a été l’occasion de débattre et de mesurer la combativité du personnel qui attendait le « feu vert » pour déclencher la grève avec occupation. Ce qui fut fait 4 jours plus tard, le vendredi 17 mai à 20h30 (nous étions les premiers dans la région dieppoise).
Dès ce moment les choses se sont déroulées comme prévu pour ce qui concerne la Cello (les salariés de la CTA ayant décidé la grève avec occupation le lundi suivant).
Le samedi matin, nous demandions à être reçus par le maire, pour qu’il convoque en urgence le conseil municipal avec à l’ordre du jour :
Le dimanche matin, devant une salle comble, le Conseil municipal se réunissait et après une introduction du maire, nous avons fait part de la situation aux élus, situation dont certains étaient bien au courant et nous avons répondu à leurs questions.
Motion de soutien pour l’ouverture de négociations et gratuité des repas à la cantine scolaire ont été voté à l’unanimité.
Le lundi matin nous avions une réunion avec les enseignants qui eux-mêmes entraient en grève, et organisions avec eux la prise de repas à la cantine scolaire.
A cette époque les moyens pour une activité syndicale conséquente
étaient faibles et les libertés syndicales limitées à l’exercice du
mandat de DP, CE et CHS-CT.
Première
démarche du comité de grève: obtenir de la municipalité d edroite,
l'ouverture de la cantine scolaire gratuite pour les enfants des
grévistes
L'occupation de l'usine
Dès le début de la grève, nous avons donc occupé des locaux inutilisés, pour les transformer en salle de réunion et de débat pour le personnel, en salle de travail pour les militants avec tout le matériel nécessaire que nous avions déménagé des bureaux de l’usine.
Une telle organisation rassurait, montrait le sérieux de l’organisation CGT et surtout amenait les salariés à participer très largement aux tâches syndicales quotidiennes, tenant compte que nous étions en rapport permanent avec la fédération du textile, et l’Union locale, ainsi que les autres usines de la Cello, ce qui mobilisait de nombreux militants qui se sont révélés à cette occasion.
Après "Grenelle", nous avons eu à négocier au niveau de l’industrie textile, ensuite au niveau des TAS qui était une branche de l’industrie textile, ceci pendant les trois premières semaines.
Trois semaines pendant lesquelles le personnel a été en permanence occupé, en plus des réunions d’information et de l’activité syndicale, quotidienne – bulletin pour le personnel et la population, distributions de tracts, renforcement de la CGT, etc. – nous organisions des débats sur la base des idées lancées, soit par les médias, soit par les autres organisations syndicales, soit par la CGT.
J’ai toujours en mémoire ce quatre pages de la CGT, écrit par Henri Krasucki, comprenant le thème : Cogestion, Autogestion, Participation, Révolution. Que de riches débats s’en sont suivis. A ces activités sérieuses s’ajoutaient de bons moments de détente, de loisirs, et même des bals populaires, décourageant les provocateurs venus de l’extérieur, ou de l’intérieur, et appartenant aux Comités d’action civique.
Alors que toutes les usines de la région dieppoise avaient repris le travail, nous entamions notre 4ème semaine de grève pour que s’ouvrent des négociations au niveau local, prenant en compte les revendications spécifiques à la Cello d’Arques, la CTA ayant repris le travail après les accords nationaux et de branches.
Après quelques provocations qui ont échoué, et une intervention publique du maire, d’une part, pour inciter à la reprise du travail, et d’autres visant à désolidariser la population Arquaise des salariés de la Cello, la direction a été contrainte à se mettre à table pour des négociations qui ont duré toute une nuit en présence de représentants de la direction générale.
Nous avons remporté la victoire sur toute la ligne, et c’est après avoir informé le personnel et avec son accord que tous ensemble le vendredi 14 juin à 13h00, les salariés ont repris le travail. Tous les jours de grève ont été payés.
En fin d’année 1968, nous pouvions tranquillement mesurer les progrès obtenus par ces actions, progrès tant au niveau de l’organisation syndicale que des retombées économiques et sociales.
Cette dynamique impulsée par mai 68 ne s’est jamais ralentie. Nous savions qu’à chaque fois que l’on aurait levé le pied, le patron en profiterait pour porter de nouveaux coups, et qu’il a souvent tenté, ce qui s’est traduit non seulement par des échecs pour le patron, mais a permis de nouvelles victoires.
Mai 68 a Arques-la-Bataille a marqué la fin du paternalisme dans
l’entreprise et à l’extérieur de l’entreprise.
Manifestation dans les rues du bourg d'Arques la
bataille en Mai-juin 1968
L'après Mai-juin 68
Sous la pression de notre organisation, progressivement dans les années qui suivirent, les salariés logés par Rhône-Poulenc sont devenus propriétaires de leur logement à des conditions très avantageuses, les terrains industriels et agricoles, dont un certain nombre constructibles, ont été cédés pour le franc symbolique à la collectivé locale, le CE reprenait la maîtrise des activités pour les enfants le mercredi et pendant les vacances, etc. Et la municipalité a changé de couleur.
Quant à la direction de la Cello, son harcèlement permanent à mon
égard et ses nombreuses lettres recommandées, ont provoqué tant de
débrayages qu’elle a été affectée dans un bureau au siège de la société
à Paris, pour être rapidement mise en préretraite.
Conférence de presse, en 1982, pour la défence
de la Cello.On reconnait Georges trébot, 4e à partir de la gauche, à
coté de Guy Sénécal, maire d'Arques la Bataille dpuis 1971.
Quant à celles et ceux qui disent qu’aujourd’hui tout est repris (sous entendu, « à quoi ça a servi de se battre », ou bien « que font les organisations syndicales »), les conquêtes de 1971, 1980 et 1983 à la Cello prouvent tout à fait le contraire :
En 1980 :
En 1983, la décision d’implanter l’usine Toshiba à Dieppe (40%
Rhône-Poulenc, 60% Toshiba), pour y fabriquer des photocopieurs,
permettant d’absorber les personnels Cello sur des fabrications en
déclin,
Rassemblement
devant l'entrée de l'usine en 1988. On reconnaît Didier Marchand à côté
de Guy Sénécal, Photo Bertrand Legros pour l'Avenir de Seine-Maritime
Pour ceux qui disent « ça ne peut plus durer », « ça va péter », « quand ils (les travailleurs) en auront marre ils descendront dans la rue »,
Pour ceux qui attendent le lendemain du grand soir (pendant ce temps les mesures anti-sociales tombent et le capital continue de s’enrichir) les expériences vécues à la Cello, comme ailleurs, en mai-juin 68 et dans les 15 années suivantes, démontrent que rien ne tombe du ciel, qu’il n’y a pas de fatalité et pas d’illusions à se faire. Que les choses ne viennent pas toutes seules, ni du jour au lendemain.
C’est la lutte des classes, la classe des exploités contre la classe des exploiteurs. La barrière qui les sépare ne bouge en faveur de l’un ou de l’autre qu’en fonction des rapports de forces. En mai-juin 68 elle a bougé dans le sens des travailleurs. D’où la nécessité, aujourd’hui comme hier, d’être des rassembleurs et d’agir ensemble ; c’est aussi simple que ça.